Outil pédagogique coup de coeur : La nature à hauteur d’enfants, socialisations écologiques et genèse des inégalités
Outil pédagogique coup de coeur :
La nature à hauteur d’enfants, socialisations écologiques et genèse des inégalités (Julien Vitores, éd. La Découverte)
Sandrine Hallet, décembre 2025
Dans son ouvrage La nature à hauteur d’enfants, relatant son enquête de terrain au long cours, le sociologue Julien Vitores montre que les enfants ont un accès et un rapport très différent à la nature selon leur classe sociale, mais aussi leur genre. Les plus privilégiés en tirent en outre des avantages à l’école, ce qui accentue encore les inégalités.
La nature, objet de distinction…
Souvent considéré comme « inné », le goût des enfants pour la nature est en réalité socialement situé, comme le démontre l’auteur de cet enquête sociologique, qui a cherché à comprendre quels enfants apprennent à découvrir quelle nature, et dans quelles conditions. Son livre étudie donc la manière dont l'objet « nature » est appréhendé et transmis aux enfants de manière différente selon le capital économique, culturel ainsi que l'origine géographique de leurs parents, mais aussi selon leur genre.
Pour son étude, Julien Vitores a enquêté auprès d'élèves âgés de trois à six ans et de leurs parents en région parisienne – une école privée des beaux quartiers et une école publique du nord de la capitale – et dans une commune rurale du sud de la France.
L’enquête montre des différences très marquées entre classes sociales, en matière d’accès à la nature, mais aussi dans la façon de l'appréhender.
Ainsi, à 5 ans, les enfants étudiés issus des classes supérieures ont déjà pu voyager dans des lieux variés, parfois très lointains. À l’inverse, dans des familles plus précaires, des enfants du même âge, faute de moyens, ne sont parfois jamais partis en vacances ou, pour les petits urbains, n’ont pas eu l’occasion de se promener en forêt. Ce sont souvent l’école ou les associations de quartier qui leur en donnent l’occasion.
En outre, dans les familles très aisées observées (cadres supérieurs, chefs d’entreprise…), la nature est présentée comme un espace grandiose, dans lequel l’acquisition de la maîtrise de soi, le goût de l’effort sont valorisés.
Les familles plutôt dotées en capital culturel (enseignant·es, travailleurs·euses de l’associatif…) mettent, elles, plutôt en avant le libre épanouissement de l’enfant. Avec, implicitement, une valorisation de l’éveil intellectuel, de la créativité, de l’intelligence.
Pour les classes populaires, les espaces naturels – parcs urbains ou campagne, selon les cas – sont plutôt des espaces de détente, où on peut se reposer en famille, faire un pique-nique, et où les enfants peuvent courir librement, se défouler, avec moins d’insistance sur les vertus éducatives de la nature.
…source d’inégalités scolaires
Le chercheur constate que ces rapports différents à la nature au sein des familles se traduisent par des inégalités à l’école. En effet, l’école valorise les connaissances élémentaires sur la nature, qui font partie des incontournables dans les premiers apprentissages du vocabulaire et dans l’introduction au raisonnement scientifique.
Or, certains enfants arrivent avec un bagage culturel sur la nature déjà très étoffé, acquis dans la sphère familiale par des expériences directes de nature, mais aussi par des lectures, des discussions avec les parents, etc. Cela valorise ces « petits naturalistes en herbe ». Les autres se retrouvent souvent à donner de mauvaises réponses, ce qui peut être vécu comme humiliant, douloureux. En outre, lors des sorties, ces enfants des classes populaires n’ont pas toujours les usages légitimes du cadre naturel – savoir observer avec calme et patience, en cherchant à désigner les choses ou en les montrant – et se font reprendre.
La nature a-t-elle un genre ?
Par ailleurs, l’auteur constate qu’à cette dimension de classe sociale se superpose une différenciation genrée du rapport à la nature, reproduisant les rôles et rapports de domination prédominants dans la société, et ce dès 4-5 ans, l’âge des enfants observés dans cette enquête. Cette distinction se manifeste p.ex. dans la façon de dessiner la nature, en particulier par le choix des éléments dessinés : si toutes et tous dessinent des arbres, soleil et fleurs se retrouvent plus fréquemment dans les dessins des filles, alors que les moyens de locomotions ou les outils sont plus souvent représentés par les garçons. Les récits des enfants commentant leurs dessins ou leur posture adoptée lors d’activités (scolaires ou familiales) montrent également des différences marquées selon les genres. Les garçons semblent appréhender l'environnement comme un support, une cible ou un obstacle, à escalader, viser, couper, souvent à l'aide d’outils (bâton, arc…). Tandis que les filles expriment plus souvent leur amour des plantes et des animaux, appréciant en prendre soin ou les caresser, préfigurant la dimension genrée des pratiques de care et d’empathie. Des activités plus calmes, généralement valorisées par les enseignant·es, au détriment des garçons souvent qualifiés de « turbulents ».
A l’aide d’un jeu de cartes, les enfants ont choisi et commenté leur animal préféré. Le lion, le chien ou le serpent ont la préférence des garçons car “forts” ou “dangereux”, quand les filles préfèrent des animaux “doux”, gentils” et “beaux” tels que le chat, la coccinelle ou la souris, dévoilant l’intériorisation de représentations genrées des animaux.
Classe et genre articulés
Mais le chercheur a constaté que ces distinctions de genre s’articulent également avec des logiques de classe. Les choix des enfants ont ainsi mis en évidence une disposition au care chez les filles de classes populaires (animaux doux, gentils), une socialisation à la beauté typique des filles issues des fractions intellectuelles des classes moyennes (beauté et couleur des animaux), un attrait pour la masculinité virile chez les garçons des classes populaires (force, rapidité), et plus spécifiquement pour la protection chez les garçons des classes supérieures (dangerosité, capacité à (se) protéger). Le sociologue conclut que « Les figures animales ne sont donc pas des supports neutres » et que « la nature [étant] toujours chargée de significations sociales, [elle] peut alors servir de matière première pour l’intériorisation de dispositions socialement distinctives et hiérarchisées ».
Des pratiques d’ErE à questionner
Cette étude aide à comprendre que la façon dont les enfants se familiarisent à des usages de la nature, très différenciés selon leurs positions de classe et de genre, peut contribuer à (re)produire des rapports au monde socialement situés.
Sans nier l'intérêt de ces apprentissages et de la sensibilisation à l'environnement, l’auteur invite à tenir compte des inégalités sociales dès la petite enfance, afin d'envisager la nature comme un véritable bien commun au cœur d'un projet émancipateur. Selon lui, il ne faut pas que la nature apparaisse comme une thématique neutre, au risque de dépolitiser les enjeux et d’invisibiliser les débats sur les différentes manières d’éduquer les enfants, de concevoir la nature et l’écologie.
En outre, l’auteur relève régulièrement que les ouvrages sur l’éveil des enfants à la nature, qui invitent souvent à découvrir la nature près de chez soi, insistent sur la facilité d’observation des ces “petites choses” – feuilles, insectes, cailloux… – susceptibles d’alimenter la curiosité, l'imagination et la sensibilité des enfants, qui y sont valorisés. Reproduisant ainsi souvent le rapport à la nature que l’on retrouve plutôt chez les classes moyennes plutôt dotées de capital culturel, telles qu’observées dans l’enquête de Julien Vitores, et dans les enfants des classes populaires se retrouvent peu.
L’auteur invite donc à ne pas séparer les questions éducatives de la problématique des inégalités matérielles et culturelles. Il appelle ainsi à prendre en compte les coûts matériels et symboliques des apprentissages enfantins, et suggère de ne pas hiérarchiser les sujets d’observation en se focalisant systématiquement sur la nature mais d’observer aussi les humains et leurs réalisations p.ex. Il invite aussi à ne pas faire reposer la résolution de la crise environnementale sur la jeune génération au détriment d’un changement structurel immédiat mis en oeuvre par les adultes.
Si certains de ces constats nous étonnent finalement peu, les voir détaillés au travers d’une étude sociologique approfondie – mais de lecture agréable et accessible – éclaire notre compréhension et notre regard critique sur les pratiques scolaires mais aussi de notre secteur, et nous fournit des points d’attention essentiels à prendre en compte.
La nature à hauteur d’enfants, socialisations écologiques et genèse des inégalités
Julien Vitores, éd. La Découverte, 2025.
A découvrir sur www.reseau-idee.be/fr/la-nature-hauteur-denfants
