Comment parler d'effondrements ?
Nos vies suspendues
Chaque jour, nous avions les yeux rivés sur ces graphiques. Les médias ne parlaient que de ça. Le décompte des cas de Covid-19. Au plus fort de l’épidémie, chaque malade contaminait trois personnes : une croissance exponentielle. Le bulletin épidémiologique quotidien nous faisait grimper irrémédiablement le long de la courbe statistique, comme le long d’une paroi escarpée, accroché·es à notre ligne de vie. D’un coup, on prit conscience que tout tenait à ce fil : travail, école, économie, mobilité, relations sociales, santé, environnement. Nous avons dû apprivoiser nos vertiges, imaginer la chute, revenir à l’essentiel. Nos vies entières suspendues. Le présent et l’avenir étaient incertains. Et si, en haut du pic, nous avions aperçu, anxieux, l’horizon d’un possible effondrement ?
Nous le savons, cette crise sanitaire en provoquera d’autres, ici et ailleurs : économiques, humanitaires, écologiques, démocratiques. C’est l’effet domino. Ce ne sont d’ailleurs pas des crises, mais les signes d’une mutation. Le corona n’est pas qu’un virus, il est aussi un symptôme. Celui d’un modèle de développement malade, toxico-dépendant à la croissance : croissance de la production économique et de la population, causant celle de l’épuisement des ressources naturelles, de la destruction des écosystèmes, de la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre, de la chute de la biodiversité… C’est la tragédie de l’exponentielle.1 Une équation insoluble, « toutes autres choses égales par ailleurs ». Ce constat mathématique, le Club de Rome le tirait déjà il y a un demi siècle, dans le rapport Les limites à la croissance. Jusqu’à présent, ses projections se vérifient. Elles sont d’ailleurs reprises dans de nombreux ouvrages récents traitant du possible effondrement de notre société thermo-industrielle, qui ont fait florès autant que débat. Un débat dont devraient s’emparer les acteurs et actrices de l’éducation, tant les questions d’un bouleversement écologique irréversible et d’une métamorphose de nos modes de vie sont socialement vives. Un débat au cœur de nos croyances, de nos connaissances et de nos émotions.
Avant de vous lancer dans la lecture de ce dossier de SYMBIOSES, une précaution néanmoins. Le futur n’est pas en phase terminale. L’avenir n’est pas écrit. Le passé nous le prouve. Le futur se joue au présent, pour le meilleur ou pour le pire. Or, que nous chuchote le présent ? Que les courbes mathématiques ne disent rien des anxiétés et des espoirs qui guident nos actions, elles oublient l’incroyable capacité de résilience dont nous faisons preuve. Elles ne disent rien des rapports sociaux et politiques. Elles ne s’intéressent ni aux élans de solidarité, ni aux replis identitaires ou survivalistes, pourtant bien visibles ces temps-ci.
Face à la peur et à l’incertitude, il y a le risque de s’en remettre à un régime autoritaire, de se replier sur soi et sa communauté, ou d’abandonner encore un peu plus nos acquis sociaux à la seule loi du marché. C’est la stratégie du choc.2
Mais il y a aussi l’opportunité, si nous voulons la saisir, de rebattre les cartes, de redéfinir le bien commun, d’imaginer et de construire d’autres possibles, plus justes et plus durables… Notre sécurité sociale n’a-t-elle pas été mise en place au lendemain de la seconde guerre mondiale ?
Le risque est grand d’une nouvelle austérité, de retourner à l’anormal. Pourtant, si notre Etat providence a creusé son déficit de 50 milliards d’euros en 2020 pour faire face aux effets du Covid-19 - légitimant ainsi son rôle essentiel de protecteur - il pourrait également le faire pour déployer la transition énergétique nécessaire face aux changements climatiques, péril bien plus inquiétant...3 Et pour soutenir les professionel·les de l’éducation à l’environnement, qui n’ont jamais été si nécessaires et si sollicité·es.
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », nous disait Antonio Gramsci. Dans ce sombre entre-deux, gardons l’œil ouvert et continuons à éduquer. Non pour changer les comportements - une bonne pression politique, médiatique et scientifique suffit pour nous convaincre de ne plus serrer de mains - mais pour comprendre, ressentir, questionner, imaginer, construire ensemble. De là naîtra la lumière. Ce n’est pas l’économie qui nous sauvera, c’est l’éducation.
Christophe DUBOIS
1. https://frama.link/tragedie-exponentielle
2. N. Klein, « La stratégie du choc : La montée d'un capitalisme du désastre », Actes Sud, 2008.
3. Face à l’argument de la dette publique insoutenable, un seul chiffre: l’évasion fiscale en Belgique, c’est 30 milliards d’euros chaque année.
Christophe Dubois
Directeur général
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