Imaginer la ville de demain
Imaginer la ville de demain
Décembre 2023, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°139 : Faites vos jeux
Plusieurs jeux créés par le monde associatif proposent de se mettre dans la peau d’habitant·es ou d’élu·es amené·es à prendre une série de mesures pour rendre leur ville plus durable et résiliente.
« Je propose l’octroi de primes à l’isolation. » « Et moi la réalisation d’un diagnostic de la capacité nourricière du territoire : ça ne coûte pas trop et c’est utile pour l’avenir. » « Ou une politique en matière d’invendus alimentaires ? C’est concret, ça. » Et pourquoi pas un soutien aux filières de réemploi de matériaux ? Des récupérateurs d’eau de pluie pour l’arrosage des espaces verts ? Etc. Les échevin·es et la bourg-mestre de Bourg-en-Liesse proposent et décrivent chacun·e une action. Or, il va falloir faire des choix, établir des priorités, pour faire face aux crises et aux chocs climato-environnementaux.
Bourg-en-Liesse est une commune fictive. Ces élu·es locaux ne le sont que pour deux heures, le temps d’une séance de Mission : Résilience, un serious game co-réalisé par l’Institut Eco-Conseil (IEC) (1). Ceux et celles qui prennent part au jeu ce matin-là à Liège (2) sont, dans la vraie vie, conseiller·es en environnement, en énergie ou en aménagement du territoire pour la plupart, venu·es de différentes communes wallonnes.
Ils et elles sont attablé·es autour d’un plateau de jeu et de diverses cartes, et guidé·es par une animatrice. A chacun des six tours de jeu, le collège échevinal se trouve face à une série d’actions possibles, et discute pour n’en retenir que deux ou trois. Pas évident, car il faut prendre en compte plusieurs paramètres, qui évoluent au fil du jeu. Le niveau de résilience de la commune (dans le domaine de la mobilité, de l’alimentation, du logement…) et l’état environnemental du territoire ne peuvent pas descendre jusqu’au game over. Il faut tenir compte des ressources financières et humaines disponibles, et du niveau d’ouverture au changement. Et ne pas oublier que certaines cartes/actions en conditionnent d’autres (« On doit être capable d’anticiper, réfléchir à long terme », souligne un joueur). Tout cela, alors que surgissent divers événements – environnementaux, sociaux, économiques… – aux effets négatifs ou positifs...
Réfléchir à 360°
Les objectifs du jeu ? « Fournir une première approche concrète de la résilience territoriale, cette capacité d’un territoire à anticiper, s’adapter et se transformer face aux changements (chocs, stress chroniques) qui peuvent l’affecter, dans toutes ses composantes (flux, réseaux, populations, infrastructures…). Et montrer qu’il est nécessaire de collaborer, sortir de la réflexion en silo, prendre des décisions transversales ; d’avoir à la fois une vision stratégique, et une faculté d’adaptation face à ce qu'on ne maîtrise pas. Cela, en s’amusant, en posant des choix sans craindre de se tromper, et en voyant directement leurs conséquences », explique Anne-Laure Tarbe, formatrice à l’IEC.
« Ce jeu s’adresse aux personnes actives dans le développement territorial, fonctionnaires et élu·es communaux et provinciaux, mais aussi, par exemple, à des citoyens d’un groupe de transition, des étudiants en urbanisme, une classe de rhéto… »
« Le jeu permet de prendre du recul », « On sort un peu de l’éco-anxiété »… : à la fin de Mission : Résilience, les joueurs et joueuses expriment leur ressenti. « Même si le contexte de fond n’est pas drôle, et si les règles sont un peu complexes, je me suis senti dans un jeu : il y a un défi, un facteur chance, de l’imprévu et des touches d’humour », souligne l’un d’eux. Autres réactions spontanées : « Anticiper, c’est compliqué », « On devrait plus travailler en transversalité dans ma commune », ou encore « Ça ne doit pas être simple d’être un décideur politique. En même temps, on a joué de manière collective, collégiale. Dans la vraie vie, il y a des guéguerres entre élus ».
Imaginer ensemble, c’est déjà se mettre en action
Mission : Résilience, mais aussi Citymagine et Urbo (3) sont autant de jeux coopératifs axés sur le thème de la ville en transition, créés par des associations d'éducation à l'environnement et à la citoyenneté. Chacun à leur façon (plus ou moins complexe, plus ou moins ludique, avec des angles propres…), ils invitent à se mettre dans la peau de citoyen·nes ou d’élu·es locaux amené·es à imaginer collectivement la ville de demain, en choisissant et en activant une série de mesures. De quoi se frotter aux enjeux de la soutenabilité socio-environnementale, de la résilience et d’une vision systémique, et vivre une activité intéressante en termes de dynamique de groupe. Citons aussi Décroi-sens, même si là le champ d’action va au-delà de l’échelle locale (4).
Citymagine met en jeu des habitant·es de différents quartiers face à des alternatives de transition. « Les joueurs sont aussi invités à faire le lien avec des projets qu’ils connaissent dans la réalité, dans leur environnement proche, ou à en inventer – des cartes vierges sont prévues à cet effet, pour proposer une autre initiative, précise Annick Cockaerts, de l’asbl Empreintes (lire aussi ci-dessous). Nous espérons qu’au final, le jeu leur donne envie de s’investir dans leur quartier, leur école, leur mouvement de jeunesse… ». Dans Urbo, à chaque tour, les habitant·es discutent d’abord au sein de leur quartier puis envoient un·e représentant·e au Conseil citoyen. « Outre les initiatives de transition, ce jeu promeut la démocratie participative », souligne Clémentine Tasiaux, formatrice au SCI-Projets internationaux. Au fond, « imaginer ensemble, c’est déjà se mettre en action, souligne Annick Cockaerts. En tissant du lien, on est plus résilient. »
Jouer au jeu puis approfondir les enjeux
Certes, si tous ces outils pédagogiques privilégient la discussion entre participant·es, la phase de jeu proprement dite ne permet pas de longs et profonds débats – sinon on perdrait la dynamique ludique. Il faut aussi accepter que, par moments, la stratégie prenne le pas sur la réflexion (« Ce coup-ci, pour ne pas perdre, on prend une mesure “mobilité” en tout cas, tant pis si les autres semblent plus intéressantes », lance ainsi un joueur au cours de Mission : Résilience). Mais le jeu est directement suivi d’une phase de débriefing, l’occasion de relancer une question ou un débat ouvert durant la partie, et de fixer certaines notions.
Par ailleurs, des propositions de prolongements accompagnent ces jeux, plus ou moins étoffées selon le cas : articles, fiches d’activités (débat, discussion philosophique, etc.), organismes ressources... Un site internet lié à Mission : Résilience fournit ainsi des exemples d’actions réellement appliquées dans différentes communes.
(1) Mission : Résilience, créé par l’Institut Eco-Conseil et des partenaires français. Dès 16 ans, 4 à 6 pers., env. 3h débriefing inclus. Nécessite un·e animateur·ice formé·e au jeu. Infos : www.eco-conseil.be ; formations : https://academia-transitions.be/nos-formations
(2) Dans le cadre du cycle de formation Adapter les territoires aux changements globaux (Canopea, ICEDD, Espace Environnement et Institut Eco-Conseil) destiné aux agents et élu·es communaux.
(3) Urbo, créé par SCI-Projets Internationaux. Dès 16 ans, 12 à 24 pers., env. 3h débriefing inclus. En prêt, en vente ou en animation avec SCI, qui donne aussi des formations. Citymagine, créé par Empreintes. Dès 14 ans, 6 à 24 pers., min. 2h débriefing inclus. Disponible en prêt ; actuellement pas en vente (nouv. édition en oct. 2024). Possibilité de s’y former. Voir Adresses utiles.
(4) Décroi-sens, un jeu créé par des étudiant·es de l’ULB avec le soutien des Amis de la Terre. Les joueurs et joueuses doivent choisir (en 10 tours thématiques) des mesures pour augmenter l’indice socio-environnemental de la société. Dès 16 ans, env. 2h30 (débrief. inclus). Avec un·e animateur·ice des Amis de la Terre ou en prêt.
Photo : Sophie Lebrun
Dans le jeu Mission : Résilience, les participant·es discutent de mesures à adopter pour aider leur commune à faire face aux changements à venir.
Le jeu, plein de ressorts
Citymagine, Optimove, Alimen'Terre, Energic’ À Brac… : au fil des années, Empreintes, association d’éducation à l’environnement, a créé plusieurs jeux de plateau (1). Annick Cockaerts, responsable du département outils et formations, explique comment l’asbl s’est prise au jeu. « Nous ne pouvions pas répondre à toute la demande d’animations (venant d’écoles, de mouvements de jeunesse…), et il se trouve qu’un de nos collègue était un expert du jeu. D’où l’idée de créer des jeux, des outils clé sur porte qui permettent à ces publics d’aborder eux-mêmes une thématique environnementale, en grand groupe (une vingtaine de joueurs), soit en one-shot, soit dans le cadre d’un projet, comme nous le faisons nous-mêmes. » Placé en début de projet, « le jeu nous permet de lancer une thématique de manière dynamique, mais aussi de recueillir les représentations au sein d’un groupe qu’on ne connaît pas encore, et cela, sans que les personnes doivent trop personnellement s'impliquer, s’exposer. Le jeu facilite la mise à distance : elles peuvent s’exprimer en tant que joueurs. » Autre atout : « le jeu rejoint notre souci d’amener de la coopération, de la convivialité et du plaisir ». Le défi étant de trouver le bon équilibre entre plaisir ludique et apports pédagogiques.
Le jeu n’est pas un outil figé, rappelle par ailleurs Annick Cockaerts. L’animateur ou l’animatrice se l’approprie, le fait vivre à sa façon et l’adapte au groupe. « Certains participants sont habitués aux jeux de société, d'autres pas. Et, pour prendre le cas de Citymagine, certains sont déjà très au fait des alternatives favorisant la transition (et seront plus vite dans le débat), d’autres moins (ils passent alors plus de temps à les découvrir – un lexique est là pour les y aider). »
En outre, rien n’empêche de retirer au préalable certaines cartes/alternatives du jeu, et celui-ci prévoit aussi d’en inventer soi-même.
L’équipe d'Empreintes garde un œil critique sur l’outil qu’elle a créé : « un jeu sous-tend une certaine vision du monde – parfois perçue comme bobo-écolo dans le cas de Citymagine. Sa réédition prévue en 2024 est l'occasion de le faire évoluer, d’insister plus sur l’ouverture, d’intégrer d'autres initiatives de transition. »