Mer sous pression
Mer sous pression
Mai 2022, par Sophie Lebrun et Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°134 : Mer du Nord Apprendre le large
Elle grouille de biodiversité et d’activités humaines intenses (pêche, transport, extraction de sable, etc.) Mais la mer du Nord n’est pas un puits sans fond. La résilience de sa faune et de sa flore a des limites. Aperçu non exhaustif de ses richesses et de ses problématiques environnementales.
De riches écosystèmes
Quel décor et quelle vie se cachent dans les flots et sur les fonds de notre « grise » mer du Nord ? Comme l’indique la campagne fédérale BeBiodiversity, « elle fait peut-être moins rêver que les eaux turquoises des tropiques, cela ne l’empêche pas d’être riche en biodiversité » (1). Les caractéristiques de la mer du Nord belge ? Une faible profondeur (20 mètres en moyenne, maximum 45), l’omniprésence de grands bancs de sable, des courants forts et une teneur élevée en particules suspendues – qui lui confèrent son aspect trouble. On y recense 2100 espèces animales et végétales.
« Les bancs de sable et les lits de gravier de nos fonds marins offrent une diversité d’habitats pour une multitude d'animaux qui, eux-mêmes, constituent une source de nourriture pour des poissons, mammifères et oiseaux marins », indique Marc Peeters, expert en biodiversité à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. Et de citer le lanice – certes moins connu que le phoque, la sole ou la crevette grise. Ce ver qui creuse et « sculpte » le sable « crée des sortes de récifs, où se réfugient et se reproduisent d’autres animaux. » Là où il est installé, le nombre d'espèces est quatre à six fois plus élevé.
Cela dit, les écosystèmes de la mer du Nord sont fragilisés par les multiples activités humaines et leurs conséquences (lire ci-dessous). Le réchauffement et l’acidification des océans, par exemple, favorisent la prolifération problématique de certaines espèces (indigènes ou exotiques), parmi lesquelles les méduses (2). Les parcs éoliens, eux, perturbent certains animaux, mais ont un effet positif sur d’autres, qui y trouvent une zone refuge (la pêche y étant interdite) ou un support, un « effet récif » (3).
Pour préserver et restaurer certains habitats et les espèces qui y vivent, cinq zones couvrant un tiers de la mer belge sont classées en zone naturelle protégée Natura 2000. Sur papier, du moins, car ce statut comporte des exceptions et il doit sans cesse être défendu contre l’appétit des nombreux utilisateurs de la mer (pêche, extraction de sable, dragage…), alerte une coalition d’associations environnementales (4).
S’il est important de préserver nos bancs de sable, c’est aussi parce qu’ils jouent un rôle de protection de la côte face aux tempêtes – qui vont s’accentuer. C’est également le cas des dunes, du moins ce qu’il en reste à la côte belge. « Elles sont encore trop peu protégées, estime Marc Peeters. On continue à construire dans des zones dunaires, déplore-t-il. Or, elles protègent l’arrière-pays. Nous devrions davantage collaborer avec la nature, au lieu de travailler contre elle. » (5). S.L.
(1) www.bebiodiversity.be/la-mer-du-nord-sous-la-loupe. Plus d’infos sur www.notremerdunord.be >Biodiversité naturelle.
(2) Les méduses profitent aussi de la surpêche (moins de prédateurs, et davantage de plancton disponible). Leur prolifération a un impact négatif sur les larves de poisson et les chaînes trophiques.
(3) Les parcs éoliens offshore et l'écosystème marin : 10 ans de surveillance.
(4) Tant que la nature de la mer du Nord ne sera pas correctement protégée, l’économie bleue sera en danger, févr. 2021.
(5) Lire aussi La coalition "4sea" demande de laisser éclore la flore du littoral, même après le Coronavirus, mai 2020.
Des ressources à consommer avec modération
Les mers et océans fournissent de nombreux services aux humains : nourriture, matières premières, voies de transport, énergie... La partie belge de la mer du Nord, l’une des zones marines les plus fréquentées au monde, est un bel embrouillamini d’activités : navigation, pêche, production d’électricité, extraction de sable, tourisme, activités militaires... (6)
Or, ici ou ailleurs, à force de puiser, nous épuisons certaines ressources naturelles et, de toutes parts, fragilisons la biodiversité. Les excès concernent notamment la pêche. La surpêche entrave la régénération des espèces. Par ailleurs, certaines techniques détruisent les écosystèmes, en particulier le chalutage de fond : de lourds engins et filets raclent les fonds marins et capturent, en les blessant ou en les tuant, quantité d'animaux non visés par la pêche (7). L’Union européenne n’interdit même pas cette pratique dans les aires marines protégées (10% des eaux européennes). Le 3 mai 2022, son Parlement n’a voté l'interdiction que pour des zones « strictement protégées » (1%).
Autre activité problématique, mais moins connue du grand public : l’extraction de sable. Il s’agit de la ressource naturelle la plus exploitée de la planète après l’eau. On s’en sert surtout pour fabriquer des matériaux de construction (le béton en particulier), mais aussi, en Belgique, pour remblayer continuellement nos plages. Chaque année, 3 à 4 millions de m³ (8) de sable sont ainsi délogés de la mer du Nord belge, et la demande est en constante augmentation.
Or, il s’agit d’une ressource non renouvelable et son extraction – même si chez nous elle ne peut pas se faire n’importe où – sape les écosystèmes marins. Sans compter que son exploitation pose d'autres soucis environnementaux : le sable marin doit être lavé avant d’être transformé en béton, fabrication qui elle-même génère de lourdes émissions de CO2. Récemment, des experts du monde entier ont formulé des recommandations pour une exploitation durable du sable 3. En Belgique, certaines mesures actuelles rejoignent en partie ces objectifs, note l'Institut royal des Sciences naturelles, mais il reste beaucoup à faire, notamment en faveur d’une économie circulaire du sable (et du béton). Si on continue à extraire du sable marin au rythme actuel, en Belgique, il n'y en aura plus d'ici 60 ans à 80 ans, indiquent plusieurs expert·es (9). S.L.
(6) Voire le Plan d’aménagement des espaces marins 2020-2026 sur www.notremerdunord.be. La partie belge de la mer du Nord a une superficie de 3500 km2 (+/- celle de la province de Namur).
(7) « Dans la pêche au chalut à perche, les prises accessoires représentent 40 à 75 % des prises totales. Dans la pêche à la crevette, cela peut aller jusqu'à 85 à 90% », indique le Service Milieu Marin, ibid.
(8) Un rapport du Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE), relayé par l’IRSNB : www.naturalsciences.be/fr/news/item/21793
(9) Des expert·es du WWF (Pourquoi nous devons mieux protéger la mer du Nord, sur www.notrenature.be) et du PNUE (Le sable, indispensable pour le secteur de la construction… et essentiel pour la protection des écosystèmes, sur www.rtbf.be).
Photo : ©Pexels - Ricardo Esquivel
Quand le climat s’emballe, la mer douille
Mer et climat sont intimement liés. Pour le meilleur et pour le pire. Les océans jouent en effet un rôle essentiel dans la régulation du climat, tant par le stockage et le transfert de chaleur que par l’absorption de CO2. Un changement dans cette mécanique, et c’est le chauffage central de la planète qui s’emballe. Explications.
Tout d’abord, une partie de la chaleur et du rayonnement solaire est emmagasinée dans les mers. Entre 1971 et 2010, les océans ont ainsi absorbé 93% du surplus d’énergie engendré par le réchauffement climatique. Conséquence directe, le taux de réchauffement des mers a probablement plus que doublé ces trente dernières années. Rien qu’en mer du Nord belge, la température de l'eau pourrait augmenter en moyenne de 2,5°C à 3,5°C d’ici 2100, selon le GIEC.
Ce pourrait être une bonne nouvelle pour le tourisme. Sauf que ce réchauffement global modifie les courants marins, perturbe les écosystèmes, provoque des vagues de chaleur océaniques et fait s’élever le niveau des mers. La mer monte, pas seulement parce que les glaces continentales fondent, mais aussi par un phénomène de dilatation thermique : plus l’eau est chaude, plus son volume grossit. Ainsi, le niveau de la mer a déjà augmenté de plus de 13 cm à Zeebrugge entre 1970 et 2010, et les projections prévoient d’ici la fin du siècle une élévation du niveau de la mer sur la côte belge de 60 à 90 cm, voire de 200 cm dans le scénario le plus pessimiste. A cela s’ajoute l’augmentation des risques de tempêtes associées à de grandes marées, qui érodent le littoral et augmentent le risque d’inondations. Chez nous, on espère pouvoir s’adapter (rehaussement des plages, barrages, digues…). Mais ce n’est pas forcément le cas pour d’autres endroits et populations du globe bien plus exposés à ces dérèglements.
Enfin, le réchauffement participe à la désoxygénation des eaux de mer. Une diminution de 3 à 4% de l’oxygène dans l’océan est envisagée d’ici 2100, mais avec de grandes variations locales et des impacts encore peu mesurés sur la biodiversité.
Par ailleurs, si l’océan régule le climat, c’est aussi parce qu’il absorbe un quart du CO2 émis dans l'atmosphère. Comment ? D’une part, une partie du gaz carbonique présent dans l’atmosphère se dissout naturellement à la surface de l’eau, surtout à basse température (ce qui est donc moins le cas quand le climat se réchauffe). D’autre part, grâce à la photosynthèse, le phytoplancton absorbe le CO2 et produit la moitié de l’oxygène que nous respirons. La nature est bien faite. Toutefois, à dissoudre nos excès d’émissions de dioxyde de carbone, la mer s’acidifie, ce qui affecte de nombreux organismes et écosystèmes marins. L’océan est 30% plus acide qu’avant l’ère industrielle. Et ce processus est actuellement presque cent fois plus rapide qu’au cours des 55 derniers millions d'années. C.D.
Sources :
- www.climat.be
- www.ifremer.fr/fr/ocean-climat
Pollution marine : tous dans le même bateau
Des images parlantes s'ancrent tout doucement dans nos esprits. Chaque minute, l’équivalent d’un camion-benne de déchets se déverse dans les océans. Ils y forment, à la longue, un continent de plastique.
« Si nous n’agissons pas maintenant, en 2050 il y aura plus de plastique que de poissons dans nos océans » (10).
Pourtant, une partie de la population se sent toujours peu concernée par la pollution marine. Or, nous le sommes tous. A la source, d’abord, car une partie des déchets et substances qui finissent en mer provient d’incivismes et d’activités qui se déroulent à l'intérieur des terres. Au final, aussi, car nous sommes toutes et tous dans le même bateau : la dégradation du milieu marin (et côtier) engendrée par la pollution a des impacts écologiques, économiques et sanitaires.
La pollution marine prend différentes formes. La plus visible et connue est celle des déchets « solides », la plupart en plastique (90%). Certains mettront des siècles à se décomposer (11). Tantôt volumineux, tantôt microscopiques, ils tuent – souvent à petit feu – des kyrielles d’animaux marins qui les avalent ou s’y empêtrent. Ainsi voguent bouteilles, bidons, sacs ou encore masques jetables, mais aussi quantité de filets de pêche (12). D’autres hôtes indésirables se faufilent de plus en plus dans les océans : récemment, des scientifiques ont révélé la présence élevée de fibres textiles de coton dans l’Atlantique (13).
Autre forme plus diffuse mais non moins ravageuse : la pollution chimique. La présence d’engrais agricoles dans l’eau de mer cause la prolifération d’algues, qui entraîne une perte d’oxygène néfaste pour la biodiversité. Des substances toxiques telles les pesticides, PCB, métaux lourds et hydrocarbures perturbent les systèmes reproducteur, immunitaire et/ou nerveux de nombreux animaux marins.
Ces substances et ces microplastiques affectent également l’humain, au fil des chaînes alimentaires.
Par ailleurs, l’extraction de sable, le trafic maritime, les activités militaires ou encore la construction d’éoliennes ne sont pas des activités silencieuses. La pollution sonore sous-marine constitue une menace sérieuse pour les cétacés en particulier (parmi lesquels le marsouin, très présent dans nos eaux), car ils communiquent, s’orientent et chassent au moyen des (ultra)sons. S.L.
(10) Fondation Ellen MacArthur, Forum économique de Davos (2016).
(11) Voir www.health.belgium.be/fr/la-mer-commence-chez-vous. Le gouvernement fédéral a adopté un Plan d’action déchets marins en 2017. Et l’ONU travaille à un accord contraignant de lutte contre la pollution plastique d’ici à 2024.
(12) Un déchet « extrêmement problématique » selon le Service Milieu Marin. D’après Greenpeace, chaque année, 640.000 tonnes de filets, cordes et gilets sont perdus ou abandonnés dans les océans par l’industrie de la pêche. (Les filets fantômes, ces déchets qui hantent les océans, sur www.greenpeace.fr)
(13) Les fibres de coton, invitées surprise de la pollution des océans, d'après l'AFP,