Suffit-il d’être davantage connecté à la nature pour avoir envie de la protéger ?
Suffit-il d’être davantage connecté à la nature pour avoir envie de la protéger ?
Décembre 2022, propos recueillis par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°136 : Dehors pour apprendre
Est-ce que le fait de vivre régulièrement des animations dans la nature, pour s’y (re)connecter, donne naturellement l’envie et les capacités de s’investir personnellement pour protéger la planète ? Réponses d’Emeline De Bouver, chercheuse à Ecotopie, le « laboratoire d’écopédagogie ».
Vous avez mené en 2021 une recherche-action (1) sur les liens unissant éducation par la nature et éco-citoyenneté. Pouvez-vous expliquer votre démarche ?
Alors que ces dernières années l'apprentissage en plein air enthousiasme de plus en plus de monde, on s’est demandé quels étaient les objectifs poursuivis par celles et ceux qui conduisent leurs publics dans la nature. Comment construisent-ils et pensent-ils le lien entre l'apprentissage dans la nature, les défis écologiques actuels et l'objectif d'écocitoyenneté – c’est-à-dire le fait de s’engager pour changer les choses au niveau individuel et collectif ? On a voulu y répondre avec les premiers concernés, à savoir les animatrices et animateurs nature eux-mêmes. Après des interviews, on a mis sur pied des groupes d’échanges formatifs avec une quinzaine de professionnel·les qui mènent des projets de sorties nature régulières avec des enfants de 6 à 12 ans. On s’est questionné·es ensemble sur leurs pratiques, pour construire une réponse commune.
Que visent-ils spontanément, lorsqu’ils emmènent de façon récurrente des enfants dans la nature ?
Les animateurs et animatrices ne sont pas toujours à l’aise pour identifier et formaliser l’ensemble de leurs visées pédagogiques. Ce qui revient le plus souvent, de façon intuitive, c’est l’objectif de « connecter les enfants à la nature », de tisser des liens avec l’environnement et le vivant, de développer un sentiment d’appartenance, d’interdépendance et d'empathie vis-à-vis de la nature. Mais lorsque l’on creuse avec eux, on découvre qu’il y a différentes façons de se connecter à la nature. Par exemple, on peut se connecter par le corps, par les sens : goûter, sentir, toucher, observer, mais aussi danser, grimper dans un arbre. Pour se rapprocher de la nature physiquement. Une autre manière, complémentaire, c’est de s’en rapprocher affectivement : la nature devient mon amie. Par exemple avec une activité comme « mon ami l’arbre », où l’enfant va choisir « son » arbre, lui donner un nom, y revenir régulièrement, pour développer une véritable relation avec l’arbre (2).
On peut aussi rapprocher positivement une personne de la nature, par le plaisir, en créant des souvenirs agréables. Enfin, une dernière approche est de développer un sentiment d’interdépendance avec l’ensemble du vivant, de se sentir appartenir à la nature. Par exemple, en sentant que la nature est faite des mêmes choses que moi.
Les professionnel·les participant à la recherche soulignent l’importance d’alterner ces différents types de connexion à la nature.
Le développement de l’écocitoyenneté n’est donc pas un objectif explicite de ces sorties nature ?
Cela dépend de ce que l’on met derrière le mot « éco-citoyenneté ». Cela dépasse la notion d’écocivisme, entendue comme l’adoption de « bons gestes », de façon un peu normative. L’écocitoyenneté intègre l’écocivisme mais va plus loin. C’est une citoyenneté qui a les pieds bien enracinés dans le sol et qui pose un regard critique sur le fonctionnement de notre société et son impact sur l’environnement humain et non humain, et qui s’engage pour faire évoluer les choses au niveau individuel et collectif.
Les participant·es au groupe de travail n’ont pas voulu définir l'écocitoyenneté comme un idéal inatteignable, mais comme un processus. La connexion à la nature en est l’une des étapes, une des dimensions. Mais il y en a d’autres.
Pouvez-vous détailler ces dimensions ?
On en a identifié cinq. La première est ce lien et ce soin à l’environnement, cette connexion à la nature dont je viens de parler, très présente dans l’éducation dehors. Mais il y a aussi le lien et le soin à l’autre, au collectif. Être animateur, c’est prendre soin d’un groupe, d’un collectif. Dans le jeu libre, souvent présent en école du dehors, il peut y avoir de l’entraide, mais aussi des tensions. Par exemple, certains enfants ont un sentiment de propriété quand ils construisent une cabane et sont prêts à la défendre en se battant. Comment les aider à vivre ensemble et à se soutenir mutuellement ?
Une autre dimension est celle de l’imaginaire, de la curiosité et de la créativité. Être écocitoyen·ne c’est aussi pouvoir inventer, innover, pour imaginer le monde différemment. Les animateurs nature amènent beaucoup cette dimension du rêve, par des contes, par des activités créatives. Avec des enfants, c’est une première étape pour permettre une pensée qui n’est pas figée dans l’existant.
Une quatrième dimension, c’est l’analyse critique et systémique. C’est tisser des liens entre les choses. Au niveau des écosystèmes naturels, mais pas seulement. Aller vers l’écocitoyenneté nécessite de percevoir et relier les enjeux sociaux et envi-ronnementaux, avec un regard critique. Lors d’une sortie nature, ce serait de connecter ce qui se passe là, maintenant, au pied de mon arbre, et le mouvement du monde : la sécheresse liée au dérèglement climatique, la déforestation… C’est s’interroger sur la nature blessée, sur l’impact de l’humain.
Enfin, la dernière dimension est l’action, l’engagement et la participation. C’est se mettre en mouvement par le corps, participer, s’engager, se mettre en projet. Pour les animateurs et animatrices, ce sera développer le vouloir et le pouvoir agir des participant·es. Les aider à percevoir que notre modèle de développement – qui détruit la Terre et l’humain – est aussi ancré dans des pratiques, des comportements, des institutions. C’est aussi développer leur capacité à dénoncer, résister, choisir, proposer, créer. C’est enfin créer et investir des espaces de délibération et de co-construction.
Illustration : Julie Ramboux
En résumé, sortir dans la nature ne suffit pas à former des écocitoyen·nes…
L’écocitoyenneté se construit à l’intersection de ces cinq di-mensions. S’il n’y a que de la reconnexion à la nature sans jamais avoir de recul critique, par exemple avec des discussions sur l’impact humain, ou sans la possibilité de se mettre en projet pour la protéger, la capacité de développer l’écocitoyenneté sera moindre. Cela ne veut pas dire que l’immersion dans la nature doit aborder toutes ces dimensions, mais cela permet à l’animateur de se situer, de situer ses objectifs en fonction de son groupe, et de savoir que d’autres, ailleurs, à d’autres moments, pourront enrichir ce processus vers l’écocitoyenneté, de façon complémentaire.
Quelles sont les dimensions les moins investies lors des sorties nature ?
Ce que les animateurs et animatrices travaillent le plus, ce sont le lien et le soin à l’environnement et aux autres, et l’imaginaire créatif. L’analyse critique systémique et l’engagement sont moins présents, mais ça peut s’expliquer. D’une part car les éducateurs participant à la recherche animent des enfants de 6 à 12 ans. Avec des adultes, les constats seraient peut-être différents.
D’autre part, les animateurs nature sont des personnes qui, personnellement, ont besoin de passer du temps dans la nature. C’est ce vers quoi ils vont aller intuitivement et ce pour quoi ils ont développé des compétences. Le risque, c’est la simplification, dans les discours, de processus qui impliquent en réalité beaucoup d’éléments : « Il suffit de prendre plaisir dans la nature pour en prendre soin », « si on aime la nature, on va automatiquement la protéger ». Car ces explications sont partielles : ce n’est pas parce que j’aime les beaux paysages que je les protège. C’est ce qu’on tente de compléter dans la recherche. Pour avoir de belles fleurs, le jardinier peut utiliser des pesticides très néfastes pour la nature, explique Dominique Cottereau (3).
Quelles postures adopter en tant qu’animateur ou animatrice pour encourager l’écocitoyenneté lors de sorties nature ?
Selon les participant·es à la recherche, il est important de pouvoir notamment accueillir l’inattendu, d’observer, de questionner, d’accompagner. C’est cette idée qu’il y a trois façons complé-mentaires de se former : l’autoformation (apprendre par soi-même), l’hétéroformation (apprendre par les autres) et l’éco-formation (apprendre par la nature). L’écoformation postule que nous sommes véritablement trans-formés par le milieu. C’est pourquoi il est important pour un animateur nature de prendre, à certains moments, une posture de retrait pour laisser le vivant jouer son rôle éducatif, la nature environnante devenant co-éducatrice. Ensuite, il est essentiel de dépasser le vécu de ce que la nature nous apporte, d’avoir un véritable retour sur l’expérience, de mettre des mots dessus pour la relier à quelque chose, et d’échanger avec les autres, pour formaliser les apprentissages. C’est la combinaison entre ce qu’apportent les éducateurs et ce qu’apporte le milieu qui va faire cette force de l’éducation par la nature. Or, on oscille encore trop souvent entre le « vivre la nature, c’est suffisant » et « la nature n’est qu’un décor ».
D’où l’importance du « jeu libre » lorsque l’on pratique l’école du dehors ?
Oui, le jeu et l’exploration libre dans la nature jouent un rôle important. L’éducateur n’est pas absent lors de ces moments, mais il pose un cadre et adopte une posture qui permettent cette exploration et cette éco-formation.
Avec un point d’attention : tous les enfants n’arrivent pas dans la nature avec des souvenirs positifs. Pour certains, la nature est quelque chose d’angoissant, d’insécurisant. L’éducateur doit y être attentif. Pour qu’il y ait cette écoformation, il a un vrai rôle à jouer pour sécuriser et créer une expérience différente. Il faut être attentif aux différentes façons de percevoir la nature qu’ont les personnes en face de moi, pour ne pas leur plaquer ma façon de voir et de ressentir.
(1) https://ecotopie.be/recherche/ecocitoyennete/
(2) Activité détaillée dans le Symbioses spécial maternelle, 2013 : L'arbre, mon copain
(3) D. Cottereau, Habiter la terre - Ecoformation terrestre pour une conscience planétaire, pp. 93-105, L’Harmattan, 2005