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Article Symbioses

« On devrait laisser davantage d’espace à la rivière et à la nature »

« On devrait laisser davantage d’espace à la rivière et à la nature »

« On devrait laisser davantage d’espace à la rivière et à la nature »

Décembre 2021, propos recueillis par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°132 : Inondations


Jacques Teller, professeur d'urbanisme et d'aménagement du territoire à l’ULiège, décrit les facteurs qui accentuent les inondations, et les actions possibles pour s’en prémunir et en limiter les dommages.

 


En juillet, la Belgique a connu de très fortes inondations. Comment expliquer cela ? Que s’est-il passé ? 

On a connu deux types d’inondations. En région liégeoise, dans le bassin de l’Ourthe et de la Vesdre, il s’agissait d’inondations par débordement. L’eau est montée, les cours d’eau sont sortis, ils ont investi leur lit majeur, qui est très bâti dans ces vallées. Ce débordement est lié à des précipitations tout à fait exceptionnelles. Ces pluies des 13, 14 et 15 juillet étaient à la fois très fortes et couvraient de larges territoires. Elles sont, de surcroît, tombées sur des sols saturés en eau (en raison de pluies successives dès la fin juin), n’ayant plus de capacité d'absorption, et l’eau s’est donc écoulée directement vers les vallées. Les inondations ont été extrêmement rapides et puissantes. D’autres inondations ont eu lieu quelques jours plus tard, le 24 juillet, à Dinant notamment. Il s’agissait ici d’inondations par ruissellement. Des ravins, des espaces creux se remplissent d’eau, et les eaux ruissellent très rapidement le long de ces axes. Le phénomène est accentué par des cultures intensives sur les hauteurs, sans système de haies ni autre élément de régulation. [NDLR : Pour comprendre ces phénomènes, voir aussi l’activité Comprendre les inondations

L’artificialisation excessive, le fait de construire des bâtiments et des voiries et donc d’imperméabiliser les sols, est aussi pointée du doigt. 

En effet, c’est un facteur important. Le phénomène d’écoulement vers les vallées est accéléré par l’artificialisation du sol, notamment sur les plateaux. L’eau tombant sur une toiture ou une surface asphaltée, au lieu de s’infiltrer dans le sol, est renvoyée directement dans le système d'égouttage et les bassins d’orage (qui ont vite été saturés) et canalisée vers les lits des rivières. En Région wallonne, on a tendance, surtout depuis les années 50 et l'arrivée de l’automobile, à urbaniser de manière non pas dense mais étalée, ce qui contribue à rendre plus de superficies imperméables. Cela dit, la Région prévoit un « Stop béton » en 2050 : à partir de cette date, on ne pourra plus construire de nouveaux bâtiments sur des terres qui ne sont pas déjà artificialisées, urbanisées. Cela va demander (2) un effort considérable. A l’heure actuelle, on consomme 13 km de sol par an pour l’urbanisation ! 

A côté de l’artificialisation des sols, quels autres facteurs accentuent les effets des inondations ? 

On n’a pas assez réfléchi à des politiques pour adapter le bâti, largement hérité de la révolution industrielle (1850-1950) en Région wallonne. C’est notamment le cas dans les vallées de la Vesdre et de l’Ourthe, où on a beaucoup construit en fond de vallée. Les villes et l’habitat ouvrier se sont développés à proximité directe de l’eau. Le long de la Vesdre, des bâtiments sont littéralement les pieds dans l’eau. On a là un bâti dense, âgé, vulnérable et, qui plus est, situé dans une vallée encaissée. Ce sont généralement des populations plus précaires qui y vivent. Elles sont ainsi plus exposées au risque d'inondation – et au risque de vagues de chaleur, car ces quartiers manquent d’espaces verts. 

Face à ces constats, quelle réponse peut-on apporter sur le plan urbanistique ? 

On distingue trois grands types d’actions : la défense, la retraite et l’attaque. Chez nous, nous pratiquons surtout la défense : des murs de protection anti-crues, des barrages pour stocker de l’eau et d’autres dispositifs techniques pour limiter l'exposition des bâtiments. Le problème, c’est que quand ces ouvrages sont dépassés, le choc est plus violent, et l’eau a du mal à reprendre son cours. De plus, quand il y a un mur, les gens ont tendance à baisser la garde, ils oublient le risque d'inondation. Cela dit, on devra encore réfléchir à des dispositifs de défense – à combiner avec d’autres – pour les années à venir, puisqu’on a des quartiers entiers, assez denses, à proximité de l’eau. 

L’attaque, quant à elle, consiste à construire sur l’eau, avec de l’habitat flottant ou des systèmes de pilotis, des dispositifs qui permettent de s’adapter à l’eau. 

Dans la stratégie de retraite – la plus raisonnable – il s’agit de reculer, s’implanter à plus grande distance de l’eau, éventuellement désurbaniser, pour laisser plus de place à la rivière. Un tel espace sert de zone tampon stockant l’eau en cas d'inondation. Et 99% du temps, soulignons-le, il sert d’espace vert, de lieu de promenade, de réserve de biodiversité, il peut aussi avoir une fonction éducative. On est dans une logique plurifonctionnelle. A Nimègue (aux Pays-Bas), par exemple, on a donné plus de place à la rivière, on a déplacé les digues de 300 mètres pour recréer un énorme espace où l’eau peut s’épancher, à proximité du centre-ville mais sans l’inonder, sans créer d’importants dommages humains et matériels. 

Notre pays s’ouvre-t-il à ce genre de stratégie ? 

En Région wallonne, en tout cas, elle est encore très peu adoptée. Il est vrai qu’on voit apparaître, ces dernières années, des « zones d’immersion temporaire », des politiques de reméandrement, des zones d’infiltration – mais plutôt hors ville. Notez que quand on compare les inondations de juillet 2021 et des cartes de la fin du XVIIIe siècle (les cartes de Ferraris) (1), on voit que l’eau a, en de nombreux endroits, repris le chemin qu’elle avait avant la révolution industrielle. 

Je pense que les urbanistes doivent davantage travailler avec – et non pas contre – l’eau, en refaire une composante de la ville, alors qu’aux XIXe et XXe siècles, on a plutôt eu tendance à l’ignorer, l’enterrer, la cacher. A Bruxelles, par exemple, aujourd’hui, on remet à ciel ouvert des tronçons entiers de la Senne. On doit renforcer la perméabilité, la porosité des villes. Y laisser davantage de place à la nature. En créant des îlots de fraîcheur, on répond aussi aux épisodes de sécheresse et de canicule qui vont se multiplier. 

A côté des mesures collectives, des aménagements publics, comment peut-on agir à l’échelle individuelle, pour limiter les effets des inondations ? 

Une meilleure conscience du risque doit amener, d’une part, à des adaptations au niveau du bâtiment. Avec des stratégies dry- proof qui empêchent au maximum l’eau d’y rentrer (par exemple des systèmes de planches pour réduire les infiltrations via les portes) et wet-proof pour limiter les dommages si l’eau rentre (pas de matériel de valeur et d’électroménagers dans les caves...) [lire Comprendre les risques et se préparer, à l’échelle (micro-)locale]. Il faut aussi savoir quel comportement adopter en cas de montée des eaux, en cas de catastrophe. En Suisse, cette culture du risque fait partie du programme scolaire. Chez nous, en juillet – et c’est aussi lié au manque d’informa- tions –, un certain nombre de ménages ont eu tendance à se rapprocher du risque, à se mettre en danger, en rentrant ou restant chez eux au lieu de partir, en cherchant à barricader leur habitat ou à retirer l’eau, alors que le niveau était déjà élevé. 

L’équipe de recherche du LEMA (Local Environment Management and Analysis), que vous dirigez, a mené des entretiens auprès de personnes sinistrées après les inondations de juillet. Que nous apprennent-ils ? (2)

Il s’agissait de savoir, au-delà des phénomènes physiques et des problèmes organisationnels constatés, comment la population a vécu, ressenti les événements, la montée des eaux et ces phénomènes de « vagues » qu’elle décrit ; comment les personnes ont été informées avant et pendant la phase de crise ; et comment elles ont réagi et été aidées dans les jours et semaines qui ont suivi. On constate des failles importantes en matière de communication, notamment. De nombreux habitants n’ont pas été suffisamment informés, ou ne l’ont pas été de manière adéquate. Beaucoup nous ont dit : quand on m’envoie une alerte météo, quand on m’annonce que 150 mm risquent de tomber sur les Fagnes, je ne sais pas traduire cette alerte en risque d’inondation, je ne sais pas si je dois rester chez moi. On se rend compte aussi que beaucoup de gens n’ont jamais été voir les cartes d’aléas d'inondations, ou n’y croient pas, préférant se fier aux inondations passées pour mesurer le risque. 

Le lien entre le réchauffement climatique et les inondations de juillet est-il clair dans l’esprit de la population, selon vous ? 

La plupart des personnes comprennent le lien. Même si, dans les semaines qui ont suivi, d’autres débats (sur la gestion des barrages, etc.) l’ont parfois occulté. Mais la grande difficulté, concernant le changement climatique, c’est qu’on fait face à une grande incertitude. Personne ne peut affirmer quelle va être la fréquence de telles précipitations dans les années à venir ; c’est lié au type de scénario climatique dans lequel on va aller, à des variables qui ne sont pas contrôlées. Cela pourrait revenir dans les dix à vingt ans et, en tout état de  cause, nos territoires doivent aussi se préparer à d’importants problèmes de sécheresse (3). On doit mieux intégrer l’incertitude et le risque dans notre gestion du territoire. 


(1) Disponibles sur WalOnMap, sur https://geoportail.wallonie.be

(2) Lire le rapport de la Consultation des citoyens affectés par les inondations de juillet 2021 réalisée par le LEMA de l’ULiège, troisième volet d’une étude demandée par le ministre wallon Philippe Henry.
(3) Ce sujet, notamment, a été évoqué au séminaire interdisciplinaire La vallée de la Meuse, un territoire sous tension climatique organisé par le LEMA à Liège le 12/10/2021.


Il faut aussi se préparer à d’importants problèmes de sécheresse

Symbioses 132 Inondations

Photo : Christophe Breuer
Les inondations à Angleur (Liège)

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