Serge Tisseron : « La mémoire de chacun pour la résilience de tous »
Serge Tisseron : « La mémoire de chacun pour la résilience de tous »
Décembre 2021, propos recueillis par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°132 : Inondations
On parle beaucoup de résilience, cette capacité de résister à une catastrophe puis de se reconstruire. Mais est-ce que ça s’apprend ? Et est-ce que ça se retient ? Réponses avec Serge Tisseron, psychiatre français et docteur en psychologie, fondateur de l’Institut pour l’Histoire et la Mémoire des Catastrophes.
Photo : ©D.R.
Qu’est-ce que la résilience d’un individu ?
On la définit souvent comme la capacité à surmonter les difficultés, à rebondir, à s’en sortir quelles que soient les épreuves. Mais le mot résilience a eu plusieurs définitions successives. Dans les années 60, la psychologue Emmy Werner mène une étude sur une population très défavorisée et arrive à la conclusion que certaines personnes auraient de meilleures qualités personnelles de résilience, de meilleures capacités de s’en sortir. Cette approche fait courir le risque de diviser l’humanité en deux : ceux qui seraient résilients et les autres. C’est pourquoi certains ont insisté sur le processus : dans cette perspective, chacun peut devenir résilient à condition d’y être aidé. Le danger est alors de se concentrer sur ce qu’il faudrait apporter pour être résilient, comme s'il y avait une recette, un chemin tout tracé. Une troisième approche a considéré la résilience comme une force dont chacun dispose, comme un instinct de vie, et l’objectif serait alors plutôt de lever les obstacles qui se dressent sur ce chemin. Mais ces définitions restaient centrées sur l’individu.
En 2007, j’ai proposé de penser la résilience non plus dans une perspective individuelle, mais dans une perspective collective ; et de prendre les trois définitions successives ensemble, et plus en opposition : la résilience est à la fois un ensemble de qualités, un processus et une force, qui s’enrichissent mutuellement (1).
Pourquoi est-ce important de travailler la résilience comme un processus collectif ?
Cela amène à mettre l’accent sur tous les agents impliqués dans la prévention. Dans les années 2000, les ouvrages parlant de résilience fleurissaient partout chez les libraires. Selon ces marchands de bonheur ou de développement personnel, pour être résilient, il fallait manger bio, faire du yoga, avoir un animal domestique, une religion, bâtir sa confiance en soi... Mais la résilience face aux catastrophes se construit dans une synergie entre habitants, infrastructures et gouvernance. L’important, c’est que les habitants développent deux choses. Tout d’abord des exigences par rapport à leurs représentants, pour que ceux-ci développent des infrastructures et des services à la population susceptibles d’encaisser les catastrophes naturelles, qui seront de plus en plus nombreuses. Pour qu’ils développent aussi une culture de la sécurité chez leurs habitants, et une mémoire des catastrophes survenues. Ensuite les habitants doivent amplifier leur capacité à se prendre en charge eux-mêmes et développer leurs liens sociaux. Pouvoir mobiliser un réseau d’entraide et de solidarité, ça change tout [NDLR : on l’a vu lors des inondations belges]. Une étude menée après le tsunami de Fukushima démontre qu’il y a eu moins de morts dans les villages côtiers où il y avait plus de liens et de traditions sociales. Les gens se réunissaient plus souvent, donc ils se connaissaient, et lors du tsunami ils n’ont pas oublié de secourir les personnes âgées et les handicapés, il y a eu davantage d’entraide.
Quel est l’objectif de votre Institut pour l’Histoire et la Mémoire des Catastrophes ?
Nous organisons ou participons à des commémorations post- catastrophes, un an après ou même davantage, qui sont des moments d’échange où les gens peuvent prendre la parole et faire lien. C’est essentiel. Après une inondation, il y a des angoisses, mais aussi une tristesse d’avoir perdu une partie de nos objets mémoriels, et des hontes de voir l’intimité de nos objets familiers exposée aux yeux de tous. Savoir que ce vécu est partagé par d’autres, pouvoir y mettre des mots, cela renforce les liens sociaux et met nos propres émotions à distance. Ça aide aussi à résorber les séquelles psychologiques. Sans cela, toute nouvelle catastrophe réactiverait les traumatismes précédents. Et ça ne relève pas uniquement de psychothérapies individuelles – qui ne sont pas accessibles à tous – mais de la possibilité pour les gens d’échanger entre eux sur ce qu’ils ont vécu. Nous regroupons tous ces témoignages sur un site web : memoiresdescatastrophes.org.
Est-ce que les équipes éducatives, dans le cadre scolaire, peuvent jouer ce rôle, en permettant aux élèves de s’exprimer sur ce qu’ils et elles ont vécu ou ressenti face aux inondations ?
Oui, l’important est de se rendre disponible. Mais ça ne s’improvise pas. Il est utile d’être formé pour discuter des traumatismes. Il y a des précautions à prendre : ne jamais forcer personne à parler ou à écouter. Il faut une alternative. Car nous ne savons pas où nous mettons les pieds. Demander à quelqu’un d’évoquer les traumatismes qu’il a vécus n’est pas trop compliqué, ce qui est plus difficile c’est qu’il en tire un bénéfice. C’est la métaphore du chirurgien : il est facile d’ouvrir le ventre des gens mais c’est beaucoup plus compliqué de le refermer. Car plus une personne parle de ses traumatismes, plus elle a l’impression qu’elle a besoin d’en parler encore et encore, et ce peut être source de souffrances. Il faut donc poser un cadre dès le départ : vous pourrez en parler, si vous le souhaitez, mais vous aurez chacun un temps limité. Une autre technique utile, c’est d’aborder la question en utilisant des textes ou une vidéo d’une catastrophe, ce qui permet à la personne de se décentrer, de trouver des mots pour désigner la complexité des émotions éprouvées. L’éducateur pourra revenir au texte si le vécu personnel prend trop de place.
Vous encouragez la pose de « repères de crue », ces plaques sur les murs indiquant la hauteur d’une crue passée. Pourquoi ?
Pour ne pas oublier et pour se représenter le risque. Ce sont des témoins silencieux. Mais les pouvoirs publics n’apprécient généralement pas. Ils veulent effacer les traces des catastrophes pour ne pas donner une mauvaise image du territoire. Beaucoup de communes touchées par des inondations préfèrent mettre un voile sur ce vécu difficile, pour ne pas le remuer ou angoisser. C’est une erreur : mieux on est informé, mieux on se prépare. Les habitants ont le droit d’être informés sur les risques, mais aussi sur les bons gestes à adopter en cas d’inondation ou d’autres catastrophes naturelles. Dans la résilience, la prévention joue un rôle essentiel.
La mémoire n’est pas faite pour qu’on se souvienne, elle est faite pour qu’on agisse. Ce n’est pas qu’une mémoire des drames humains, mais aussi la mémoire des recettes inventées pour éviter les catastrophes. On ignore souvent comment nos anciens géraient les catastrophes locales. On oublie même des catastrophes pas si lointaines. On dit souvent « on n’avait jamais vu ça », or parfois il y avait eu les mêmes inondations 20 ans plus tôt.
Parmi les catastrophes que nous pouvons traverser au cours de notre vie, qu’est-ce qui rend les catastrophes naturelles si particulières ?
Elles frappent nos maisons. Or la maison contient notre passé, nos souvenirs, mais elle est aussi le lieu à partir duquel se façonnent les projets d’avenir, les enfants, le métier... C’est un traumatisme sans équivalent. Des repères essentiels sont salis ou détruits. En plus, l’être humain a horreur d’avoir l’impression qu’il ne peut rien face à ce qui lui arrive. On préfère penser qu’il existe un responsable plutôt que de penser que nous avons été frappés au hasard. Alors certains se culpabilisent, ou cherchent un coupable. Les catastrophes naturelles seront de plus en plus fréquentes, c’est une certitude climatique. Il faut mettre à profit les drames qui nous frappent, pour apprendre ensemble. Cessons de refouler les catastrophes.
(1) S. Tisseron, « La résilience », éd. PUF, 128 p., 2007.
Un événement climatique brutal cause davantage de troubles psychiques que physiques chez ses victimes.
Selon la Croix-Rouge française, après une catastrophe naturelle, 20 à 50% des personnes exposées vont développer un trouble mental : dépression, anxiété, syndrôme de stress post-traumatique. D’autant plus si la restauration d’un cadre sécurisant (un chez soi où on retrouve ses repères) n’est pas rapide. En Louisiane, après l'ouragan Katrina, le taux de suicides a triplé. Principalement chez les femmes, les jeunes et les personnes précarisées.
Néanmoins, après des catastrophes graves et une longue période de rétablissement, certaines personnes disent retrouver des changements positifs : de meilleures relations aux autres, une meilleure acceptation de soi et une meilleure appréciation de la vie.
Source : Les émotions du dérèglement climatique, Dr. A. Pelissolo et C. Massini, Flammarion, 2021.