Aller au contenu principal

Article Symbioses

Gilles Boeuf : « la biodiversité est en nous »

Gilles Boeuf : « la biodiversité est en nous »

Gilles Boeuf : « la biodiversité est en nous »

Décembre 2022, propos recueillis par Christophe Dubois et Sophie Lebrun 
Un article du magazine Symbioses 133: Biodiversité, tous reliés


De la bactérie à l'humain en passant par l'arbre, le vivant n'est jamais seul. Il n'est que relations. C'est ce que nous explique le passionnant biologiste Gilles Boeuf, professeur à Sorbonne Université et au Collège de France, ancien président du Museum national d'histoire naturelle de Paris. Interview vivifiante.

 


Symbioses 133 Biodiversité

L'humain est une construction extrêmement complexe d'êtres vivants en interrelations


Qu'est-ce que la biodiversité, en quelques mots ? 

La biodiversité, c'est l'ensemble de toutes les relations que toutes les espèces vivantes, y compris les micro-organismes, ont établies entre elles et avec leur environnement. C'est la fraction vivante de la nature. Et le vivant, partout, toujours, depuis les origines, c'est de l'eau liquide, des cellules et du sel. Tous les êtres vivants sont faits de liquide, de cellules et de sel. Y compris, bien sûr, l'humain. Ça a l'air simple, mais c'est en réalité effroyablement complexe. 

La biodiversité, c'est donc une question de relations, bien plus qu'un inventaire d'espèces ? 

En effet. Le vivant, dès le départ, est entré en relation. Au sein d'une même espèce, et avec d'autres espèces. Et ensemble, elles ont construit ce qu'on appelle les écosystèmes. Un écosystème, c'est une communauté d'espèces vivant sur un support géologique, chimique, physique antérieur. 

Le vivant n'est jamais seul, du nom d'un livre de Marc-André Selosse (1). Un arbre, c'est infiniment plus de bactéries, de protistes associés à ses racines, à ses branches, à ses feuilles, que la partie végétale que l'on voit. Idem dans le corps humain. Nous avons plus de bactéries en nous et sur nous que de cellules humaines. Nous sommes une construction extrêmement complexe d'êtres vivants en interrelations. C'est absolument fondamental et souvent oublié. 

C'est vrai aussi pour les virus. On en parle beaucoup pour le moment. Le virus ne sait pas se reproduire tout seul, il faut qu'il trouve une cellule qui va l'accepter, sinon il meurt. Tout est interrelations. Il y a 10% de génome viral dans le génome humain. La Covid-19, c'est un problème de maltraitance du vivant. Le virus n'a pas été inventé dans un laboratoire, il vient de chauves-souris qu'on a ramenées sur un marché ou dans un laboratoire où il y aurait été « bricolé ». Ce qui aurait dû rester discrètement dans une grotte a fait le tour du monde. Notre santé est reliée à celle des écosystèmes, des plantes, des animaux. 

En parlant de la santé des écosystèmes, selon l'IPBES (2), sorte de « GIEC de la biodiversité », un million d'espèces sont menacées. Quelles sont les causes de cette perte massive de biodiversité ? 

Il y en a cinq. La première, évidente, est la destruction des écosystèmes. Cela explique les deux tiers de l'effondrement du vivant. Chaque année, les forêts tropicales humides sont détruites sur une superficie équivalant au quart de la France. Or, elles abritent plus de la moitié des 2,4 millions d'espèces connues sur Terre. 

La deuxième cause, ce sont les pollutions et contaminations, avec des métaux lourds, du plastique, des perturbateurs endocriniens, etc. La troisième raison, c'est la surexploitation. Nous puisons plus que ce que la nature peut produire chaque année. Les meilleurs exemples sont les surpêches maritimes et la déforestation de la forêt tropicale. La quatrième raison, moins connue, c'est la dissémination de tout, partout. Des espèces qu'on amène d'un autre continent dans son jardin, par exemple, et qui menacent les espèces indigènes. 

Et la dernière cause de la chute de la biodiversité, c'est le climat qui change trop vite, certaines espèces n'ont pas le temps de s'adapter. Quelques chiffres. Il y 19 000 ans, la Belgique était recouverte de grands glaciers. La température de l'air était 4 degrés plus basse et la température de la mer du Nord aussi. En hiver, on allait à pied en Angleterre. La mer était 125 mètres plus bas. D’autres chiffres intéressants : en 1941, on est deux milliards d'humains sur la Terre. On est 8 milliards aujourd'hui. Le problème, en fait, c'est que les changements actuels sont trop rapides. 

Et derrière tous ces dégâts, une seule espèce : l'humain... 

L'humain a trois défauts, dont il doit se départir. D'abord l'imprévoyance. Je ne vais pas dire aujourd'hui qu'il ne fallait pas inventer la machine à vapeur ou l'avion, mais on ne s'est pas demandé les effets qu'aurait l'usage démesuré de la combustion du charbon et du pétrole. Prendre un avion à 5€ pour aller boire un verre à Malaga, c'est de la démesure. Deuxièmement, l'arrogance, surtout chez les garçons. Et enfin, la cupidité. L'humain n'est jamais satisfait. Parce qu'il a sa technologie. Ça a commencé il y a à peu près 3 millions d'années, quand le premier ingénieur polytechnicien a inventé le biface, le premier outil, la première arme. Ensuite, c'est l'invention de l'arme de jet. Je peux tuer à distance, ça change tout. Il n'y a plus de corps-à-corps. Les grands prédateurs ont commencé à avoir peur. 

Le fonctionnement de la biodiversité peut-il nous inspirer, nous humains ? 

Bien sûr, pour une raison très simple. La biodiversité, la partie vivante de la nature, est là depuis un peu moins de 4000 millions d'années. Comme entreprise, c'est quand même pas mal ! Pourtant, la Terre a subi les pires avatars. Un sol et un océan entièrement gelés, des éruptions incroyables, des impacts de météorites... 

La vie, sans arrêt, a été confrontée à des changements extérieurs et s'est adaptée. Elle a accepté de changer. Or, en ce qui nous concerne, le vivant s'effondre autour de nous, et on ne change toujours pas. La première leçon, c'est de nous adapter en nous inspirant de la nature. C'est le biomimétisme. A cet égard, dans la nature, il y a infiniment plus de coopération, de symbiose, d'entraide, que de compétition. Aujourd'hui, face aux problèmes que sont le climat qui change trop vite d'un côté et la chute de biodiversité de l'autre, la seule solution, c'est l'entraide. 

Vous avez des exemples d'adaptations inspirantes ? 

J'aime beaucoup les libellules. Elles volent à presque 100 kilomètres / heure, avec deux watts, 9 techniques de vol, elles encaissent 30 G en accélération. Comment font-elles ? Il faut comprendre leur mécanisme d'économie d'énergie et s'en inspirer. 

Il y a d'autres exemples au niveau agricole. En Wallonie et en France, on a d'énormes problèmes avec les biocides (les pesticides, insecticides et herbicides). On a créé 100 000 molécules de synthèse depuis les années 50, des molécules tueuses de vie qui nous empoisonnent, nous et l'environnement autour de nous. La nature, elle, ne crée pas de poisons qu'elle ne peut dégrader. Inspirons-nous. Pareil pour les déchets : le vivant produit des déchets, mais il y a toujours un être vivant pour les utiliser gratuitement. C'est ça la merveille de la vie par rapport aux systèmes industriels ou agricoles dominants. 

Question provocatrice : qu'est-ce que ça change pour la vie humaine, finalement, qu'il y ait deux fois moins d'espèces? 

L'humain ne peut pas se passer de la diversité biologique. Pour deux raisons évidentes. La première, c'est que toute notre alimentation dépend de cette diversité. Et deuxièmement, on ne coopère qu'avec la biodiversité. De nombreuses bactéries vivent en symbiose avec nos cellules humaines, dans notre estomac, dans notre intestin, dans les liquides biologiques de l'humain. Et on voit que quand le dialogue entre ces cellules et les nôtres ne va pas bien, cela provoque des maladies très graves : l'obésité, le diabète de type 2, l'hypertension artérielle, Alzheimer, parfois l'autisme. L'humain a oublié qu'il était vivant. On se rappelle qu'on est vivant quand on est malade, quand on souffre. C'est épouvantable ! 

On ne peut pas échapper à cette biodiversité, elle est en nous et nous sommes en elle. Ce matin, il y avait 2 millions d'acariens dans notre lit. Quand on regarde au microscope, ça fait peur. Mais c'est génial ! Ils nettoient notre lit en mangeant nos peaux mortes, nos poils, nos cheveux. Pourtant, on les considère comme nuisibles, à cause des allergies. Or les allergies sont souvent liées à des charges parasitaires insuffisantes, du fait d'un environnement trop stérilisé. C'est de nouveau une question de relations aux autres vivants. 

Dans les stratégies politiques et de sensibilisation pour sauvegarder la biodiversité, on met souvent en évidence les services écosystémiques, tous ces services que la nature nous rend et qui font tourner notre société. Quels sont les avantages et les limites d'une telle notion ? 

Les services écosystémiques, c'est une façon d'analyser la situation, de la mesurer. Ça peut être utile, à condition de ne pas faire qu'un catalogue ou un inventaire mais bien d'étudier les relations entre les êtres vivants pour voir s'ils sont capables de continuer à apporter ces « bienfaits », non pas à l'humanité, mais à l'environnement dans lequel ils se trouvent. 

Par exemple, on s'est rendu compte que plus un écosystème est riche en espèces, plus il génère de biomasse, plus il est résilient et peut s'adapter aux changements. On parle aussi des espèces « clés de voûte », dont la disparition compromettrait la structure et le fonctionnement d'un écosystème. Le castor, par exemple, est extrêmement important parce qu'il organise très bien les écosystèmes. Là où il est présent, il y a beaucoup plus d'espèces. Or, certains le considèrent comme « espèce nuisible ». Je ne peux pas accepter ce terme. Cela n'a pas de sens. Le plus nuisible, c'est nous. Aujourd'hui, on ne pense qu'aux rendements financiers, qui nous font considérer une espèce comme nuisible à exterminer ou comme produit à développer. Le vivant, c'est 40% des grands mouvements financiers de la planète. 

Il y a 23 milliards de poulets sur la Terre. La biomasse de poulets est supérieure à celle des 10 000 espèces d'oiseaux. C'est ahurissant ! Cette démesure est catastrophique. Derrière cette notion de services écosystémiques, on réduit trop souvent la nature à une ressource au service de l'humanité. 

Faut-il que la nature serve à quelque chose ? 

Un moustique, ça sert à quoi ? A nourrir de nombreuses autres espèces. Et une tique, ça sert à quoi? Il y en a de plus en plus, à cause des déséquilibres causés aux écosystèmes. Ça propage la maladie de Lyme, qui touche de plus en plus de personnes. Doit- on éliminer l'espèce pour autant ? Et l'humain, lui, il sert à quoi ? Des humains, il y a 37 000 ans, ont commencé à dessiner la diversité biologique dans la grotte Chauvet. Ça ne sert à rien, mais c'est merveilleux. Il nous faut montrer que la biodiversité est indispensable, merveilleuse, qu'on ne peut pas s'en passer. Émerveiller. Un poulpe, j'en pleure tellement c'est beau et intelligent ! Il faut éduquer, éduquer, éduquer. 


(1) Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, éd. Actes Sud, 2017.
(2) IPBES : Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et 
les services écosystémiques


Symbioses 133 Biodiversité

Photo : Hurrah Suhail via Pexels

Articles associés pouvant vous intéresser