Se reconstruire
Se reconstruire
Décembre 2021, propos recueillis par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°132 : Inondations
Quelques éducateurs, éducatrices et enseignant·es racontent comment ils et elles ont (ré)agi après les inondations qui ont durement touché leurs publics et impacté leurs locaux.
Aller à la rencontre des jeunes là où ils se trouvent
Yves Reuchamps, coordinateur, et Raphaël Gillot, animateur, à la Maison des Jeunes des Récollets (Verviers)
« On n’a pu accéder à nos locaux que le jeudi matin. Tout était retourné, détruit. On a d’abord pris les jeunes par la main, ils nous ont aidé à déblayer la MJ, puis on est partis avec eux, dans la boue, pour aider les gens, dans les maisons. Ensuite, on a débriefé, on a parlé avec les jeunes, pour essayer de comprendre ce qu’ils ressentaient après ce qu’ils avaient vu, parce que c’était psychologiquement très dur, des scènes de guerre, de grande précarité sociale.
Après l’action est venu le temps des questions. Reconstruire ? Comment ? Avec qui ? Les jeunes ont fui le centre-ville. Qui viendra encore se balader ici, dans des quartiers où les bars et commerces sont fermés, dans une ville en chantier ? Les jeunes sont le nez dans le guidon, certains vivent dans un logement insalubre, et la pandémie complique leur scolarité. On n’a plus de lieu d’accueil, notre salle de concerts est détruite, et on n’est pas propriétaire donc pas maître de l’avancement des travaux. Là, en octobre, on a déménagé temporairement notre bureau et redémarré certains ateliers (hip-hop, ‘ parkour ’...) dans d’autres endroits de la ville ; on organise des concerts ailleurs, à l’asbl Les Temps Mêlés ; on va dans les écoles, dans d'autres associations. Des partenariats se consolident. De manière plus globale, on va devoir repenser notre projet, et notre façon de faire. Notre rôle sera notamment de devenir plus mobiles, d’aller à la rencontre de la jeunesse là où elle se trouve, avec des mobilhomes ou des caravanes peut-être. Un autre “chantier” s’ouvre.
On doit leur dire, aux jeunes : on a besoin de vous plus que jamais, vous faites partie de la solution. Ils ne sont pas nés de la dernière pluie. On n’a pas attendu les inondations pour aborder les questions environnementales avec eux – on fait partie du collectif des MJ Vertes. On a adapté la carte du bar (plus bio et locale), fabriqué un ciné-mobile fonctionnant à l’énergie musculaire (malheureusement détruit), créé un jardin potager, qui est le seul outil qui nous reste, on va sans doute le relancer assez vite. On va s’adapter, mobiliser nos ressources et, plus que jamais, être créatifs. »
Yoga, cuisine, bricolage... : « on veille au bien-être des enfants »
Cindy Chevigné, institutrice primaire à l’athénée royal Verdi/Piqueray (Pepinster)
« En juillet-août, avec les profs et une cinquantaine de bénévoles, parmi lesquel·les des parents et élèves, on a vidé l’école. Tout, tout est parti dans des containers. Ensuite on a aménagé, en quelques jours, les locaux qu’on occupe désormais à la rue des Jardins. On a reçu beaucoup de dons de toutes sortes, qu'on a triés et mis à disposition des familles. L’esprit de solidarité a été au-dessus de tout. Mais on appréhendait la rentrée. On ne voulait pas trop reparler des inondations, pas trop en rajouter. Deux tiers des élèves sont sinistrés. Beaucoup ont dû quitter leur maison ou s’installer à l’étage ; certains font à présent de longs trajets, et une élève vit avec sa famille dans une caravane. Je les ai quand même mis en cercle, le premier jour d’école, et je leur ai donné la possibilité de s’exprimer sur ce qu'ils avaient vécu. Certains l’ont fait, d’autres avaient des difficultés à extérioriser. Au-delà, je ne pense pas que c’est mon boulot. Je ne suis pas sûre d’avoir la capacité de réagir de manière toujours adéquate, psychologiquement on n’est pas formé à cela.
Je me suis donc tournée vers l’équipe PMS de l’école, qui avait reçu deux collègues en renfort. Elle a organisé un après-midi de détente, pour souffler un peu après tout ce qu’on avait vécu. On a fait de la relaxation, des exercices de respiration, du yoga. Cela a fait du bien à tout le monde, et cela a amené les enfants à parler avec les psychologues et les assistantes sociales, parfois à lancer un suivi individuel avec elles. Une élève m’a dit “j’ai besoin de parler, mais à quelqu’un d’autre qu’à ma famille”.
Par ailleurs, on s’est dit, avec les collègues, que le programme allait être un peu “secondaire” au départ, qu'on allait en tout cas miser sur le bien-être des enfants. Veiller à ce qu'ils se sentent bien ici, sachant qu’à la maison c’est parfois compliqué. Par exemple, le vendredi après-midi, on leur propose des ateliers, toutes classes mélangées : on cuisine, on fabrique du mobilier et des décorations destinés à égayer la cour, etc. »
Un projet pour favoriser la résilience des enfants et la cicatrisation du quartier
Audrey Depresseux, éducatrice à l’école communale de l’Est (Verviers, quartier de Pré-Javais)
« Juste après les inondations, avec une amie psychologue qui travaille dans l’aide sociale, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un énorme sentiment d’abandon, un besoin de rétablir du lien social, dans le quartier de Pré-Javais – un quartier précarisé et qui vit en autarcie. Certains enfants étaient dans une grande insécurité. On a mis en place un accueil pour eux, pendant quinze jours, avec des bénévoles, dans les locaux d’une école de devoirs. Un espace pour les sécuriser et leur permettre d’exprimer leur ressenti. On a senti l’impact des inondations : ils dessinaient de la boue, au jeu du parachute ils ne voulaient pas aller sur le bleu (car il évoquait la rivière), tous les jours ils demandaient « Madame, est-ce qu’elle va remonter, la rivière ? », ils avaient peur de la pluie. On sentait que tout cela n’aurait pas disparu en septembre. En plus, on a vécu un moment particulier, quand une psychologue a proposé aux enfants de créer la maison de leurs rêves, par le dessin et différents matériaux, et d’exprimer leurs souhaits, pour ensuite imaginer leur ville idéale. On a retrouvé une belle énergie, des sourires comme je n’en avais plus vu depuis les inondations. Cela m’a donné l’idée de monter un projet sur ce thème dans l’école de l’Est où je travaille. Avec l’objectif de favoriser la résilience des enfants et la cicatrisation de notre quartier, de se tourner vers l’avenir.
« Si j’avais une baguette magique pour reconstruire mon quartier... »
Le projet, mené avec le soutien de l'équipe éducative, se déroule le jeudi de 10h à midi et s’étend sur l’année, en plusieurs étapes. On a d’abord fait l’état des lieux, avec la psychologue et l’infirmière du PMS. Comment les enfants se sentaient-ils ? On a organisé des groupes de paroles, ici en octobre. Les enfants étaient invités à apporter un souvenir de leur été, sous forme d’objet ou de dessin. Ils n’ont pas évoqué que les inondations. Un enfant a fait un dessin en trois parties : les inondations, les vacances au Maroc, mon nouveau vélo. La deuxième session portait sur le thème « Si j’avais une baguette magique, qu’est-ce que j’aimerais (a)voir dans mon quartier ? » Et là, de nouveau, une énergie a surgi. Les enfants avaient envie de s’exprimer, on a senti chez eux l’envie de reconstruire, un engouement pour aller vers le futur. Mes
collègues du PMS leur ont aussi expliqué qu’elles étaient là pour les écouter individuellement, s’ils le souhaitaient. Avec les maternelles, on est partis non pas d’un dessin mais d’une balade dans le quartier. Les enfants observent énormément. Un petit m’a dit, cet été : “Regardez, au milieu des murs cassés et des sachets, il y a une fleur qui pousse. Et les canards sont déjà revenus !”
Des ateliers créatifs
La seconde phase, qui va bientôt débuter, a été construite en concertations avec les instituteurs. Ce sont des ateliers créatifs, animés pendant plusieurs semaines par des acteurs socio-culturels locaux. A travers différentes techniques d’expression, on va élaborer une reconstruction symbolique de notre quartier, de quoi aussi aider les enfants à reprendre confiance en eux. Il y a cinq ateliers : théâtre d’ombres, rap et slam, photographie noir et blanc (avec insertion de “cicatrices dorées” pour réparer et embellir le quartier, selon la méthode Kintsugi), cuisine aux mille couleurs (avec des mamans du quartier, et au final la réalisation d’un recueil de recettes) et création d’une maquette du quartier/de la ville de mes rêves (après avoir redécouvert ses espaces, sa vie et son histoire).
Redonner de la confiance
Nous prévoyons ensuite un moment de mise en commun des réalisations. Le Centre régional de Verviers pour l’Intégration proposera des animations pour réfléchir ensemble. De quoi a-t- on besoin dans un quartier ? Comment se met-on d’accord ? Comment valoriser et faire entendre nos idées ?
Le tout aboutira à une fête de quartier où l’on présentera les réalisations et un reportage réalisé par Vedia, la télévision locale, qui va suivre tout le projet. Des associations locales nous ont déjà dit leur souhait de s’associer à cette fête, et la commune m’a contactée pour que les enfants présentent leurs projets au Conseil communal des enfants. L’idée est de redonner de la confiance, du lien social. Que les enfants et les adultes soient fiers de ce qu'ils ont réalisé et fiers d’habiter ou de travailler dans ce quartier où il y a eu énormément de solidarité. »
Photos : Audrey Depresseux
Le projet « Le quartier, la ville de mes rêves » de l’école de l’Est a démarré avec une balade, pour les élèves de maternelle.