Augusto Boal : « Tout le monde peut faire du théâtre, même les acteurs »
Augusto Boal : « Tout le monde peut faire du théâtre, même les acteurs »
1er trimestre 2021, par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°129 : L'environnement (se met) en scène
Puissant outil d’expression et d’émancipation, le théâtre de l’opprimé refuse de séparer les acteurs des spectateurs, les gens qui agissent de ceux qui regardent. Explications avec Alternative Théâtre.
« Tous les êtres humains sont des acteurs (ils agissent !) et des spectateurs (ils observent !). Nous sommes tous des spect’acteurs », disait Augusto Boal, fondateur du Théâtre de l’Opprimé (1), une pratique de théâtre participatif qui a essaimé à travers le monde entier, notamment auprès des professionnel·les du social et de l’éducation. La méthode, imaginée par le metteur en scène brésilien en pleine dictature militaire, favorise le développement et la capacité d’expression de toutes et tous, en particulier des opprimé·es. Pour se changer soi et, surtout, changer la société.
Sara Graetz anime des ateliers et des formations de théâtre de l’opprimé depuis quinze ans. Au gouvernail de l’association liégeoise Alternative Théâtre, elle navigue de prisons en centres pour sans-papiers, de l’aide à la jeunesse à l’éducation permanente, des questions de migration à celles de l’alimentation. Et même dans les écoles. Partout où l’on veut, par la pratique théâtrale, « se questionner, améliorer la dignité humaine et la justice sociale, fabriquer de l'égalité et de la solidarité », résume-t-elle.
Il y a quelques années, dans le cadre d’un symposium populaire d’agriculture paysanne, en collaboration notamment avec la Ceinture Aliment-Terre liégeoise, Sara propose d’utiliser les outils du théâtre de l’opprimé pour travailler sur les freins et les leviers de la transition agroécologique. S’ensuivra une formation de quelques jours, réunissant une dizaine de paysans et de consommateurs. Cela donnera naissance à Supermaculture - Gêne de transition, spectacle de « théâtre forum ».
Le théâtre forum est l’une des formes du théâtre de l’opprimé. A partir d’une situation sociale ou d’une question de société, les acteurs et actrices - novices ou professionnel·les - imaginent et interprètent une scène au dénouement dramatique. Le public est alors invité à changer le cours des choses, en rejouant lui-même la scène, différemment. « C’est systématique dans notre démarche : travailler à partir des gens, avec eux et pour eux, souligne la comédienne-animatrice. Les personnes qui créent la scène sont concernées par la thématique, au même titre que le public. C’est indispensable pour qu’une intelligence collective émerge. »
Le processus de création
La première étape de la création collective est inspirée du « théâtre image » : Sara demande à chaque personne de « sculpter » ce qui représente pour elle une oppression ou, dans le cas de Supermaculture, un frein à la transition écologique. Chacun·e utilise les autres acteurs comme des statues humaines, en leur demandant d’adopter une posture et de la figer. « Par exemple, concernant les freins à la transition écologique, ce qui revenait souvent, c’est "la peur de l’isolement", se souvient Sara. Le fait d’être montré·e du doigt, de se faire rejeter ou juger par sa famille, ses amis, lorsque l’on veut changer de mode de vie. »
Ensuite, en sous-groupe de quatre personnes, on construit une saynète autour d’un des titres proposés. « Chacun·e amène un témoignage de ce qu’il ou elle a vécu ou projette. En partant des points communs ou singuliers de leurs histoires, les participant·es construisent alors une fiction. » Avec une obligation : créer un scénario catastrophe, un « anti-modèle ». Par exemple, l'une des scènes créées raconte l’histoire d’un petit fermier qui se fait enrôler dans une course à la croissance, se fait enfermer par les emprunts et les normes Afsca, pour finir saucissonné. Une métaphore du suicide des agriculteurs.
Changer les choses
Vient le temps de la représentation. Face à une situation où tout finit mal, Sara Graetz invite les spectateurs à changer la scène, à influer sur le cours des choses. C’est tout l’attrait du théâtre forum. « Comment dépasser ce blocage ? Quel personnage pourrait agir différemment ? A quel moment ? Y a-t-il des alliances à développer ? Manque-t-il un acteur décisif ? On a besoin du public pour agir collectivement. » Les acteurs rejouent la scène et les spectateurs peuvent l’interrompre à tout moment, venir remplacer le personnage opprimé et tester leurs idées sur scène... Ils deviennent alors spect’acteurs. Une forme d'entraînement face aux situations d’oppression (lire plus bas). Une règle néanmoins : « On ne peut pas remplacer l’oppresseur, sauf si c’est pour le renforcer. Ce serait trop facile, "une solution magique". »
Dans la scène de l’agriculteur, le public propose par exemple de passer par des coopératives paysannes, des banques éthiques, ou de sortir de la filière officielle. « Souvent les solutions qui fonctionnent sont celles qui sortent de l’individuel pour aller vers le collectif, constate Sara. Ça dépasse le groupe et questionne aussi la société. Si des pistes sur la régulation européenne n’émergent pas, ce n’est pas grave, c’est qu’elles ne parlent pas au public. Dans le théâtre de l’opprimé, les gens sont experts de leur situation, ils partent de leur vécu et de leur vision pour proposer des actions. » D’où l’importance, dans le public, d’avoir une diversité de spect’acteurs concernés par la même problématique.
Un théâtre libérateur
« Ces expériences de théâtre populaire n’ont qu'un seul et même but : libérer le spectateur sur qui le théâtre a imprimé des images achevées du monde, disait Augusto Boal. Nous devrions tous faire du théâtre. Pour trouver qui nous sommes et découvrir pourrions devenir. » Afefa, Africaine sans papiers qui a participé à la création d’un des nombreux spectacles d’Alternative Théâtre, Dans la peau de l’autre, ne dit pas autre chose : « Le théâtre peut être une façon de dire ce qu’on vit, ça m’a permis de me sentir utile et de me dire que je vaux encore quelque chose. »
Rendre un pouvoir d’action individuel et collectif, voilà le leitmotiv du théâtre de l’opprimé, véritable outil d’éducation populaire. « Rendre visibles les oppressions, mais aussi faire apparaître de potentiels alliés dans ces luttes, c’est le cœur de la méthode. C’est ce double mouvement qui me semble tellement essentiel actuellement. Ces expériences ont essaimé vers mes pratiques actuelles d’intervenant social dans le champ de l’intégration », témoigne pour sa part Pierre Bertrand, qui a suivi les stages d’Alternative Théâtre durant plusieurs années.
Ça ne s’improvise pas
Si les acteurs et actrices improvisent volontiers lors des spectacles de théâtre forum, rien n’est cependant laissé au hasard en ce qui concerne l’animation du dispositif. « Les personnes livrent leur vécu d’oppression, parfois très difficile, elles sont parfois dépassées par leurs émotions ou leurs souffrances. Pouvoir les accueillir demande une certaine expérience », explique Sara, qui est par ailleurs thérapeute psychodramatiste et a suivi une longue formation dans divers pays. Aux écoles et autres structures intéressées par l’outil, elle propose des « forums éclair ». En 4 heures, elle brasse l'ensemble du dispositif de création du théâtre forum. Et pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin, Alternative Théâtre propose également des formations de quelques jours ou des stages d’une semaine. L’éducatrice insiste : « C’est un outil super précieux, mais il faut se former pour comprendre comment cela agit sur les gens et prendre des précautions. »
Infos : www.alternative-theatre.be - en France: www.reseau-to.fr
(1) Théâtre de l'opprimé, A. Boal, éd. La Découverte, 2006
Photos : ©Alternative Théâtre
S'entraîner pour sortir de l’oppression
Généralement, le théâtre de l’opprimé invite à lutter contre des oppressions : les violences (administratives, homophobes, faites aux femmes), le jugement, le rejet, le harcèlement… « Un·e opprimé·e n’est pas une victime, c’est quelqu’un qui lutte pour plus de droits, plus de libertés, mais qui n’y arrive pas », précise Sara Graetz. Que ce soit par des dispositifs de théâtre forum ou de théâtre image, les personnes se reconnectent à des situations qu’elles ont vécues ou vues. « Elles n’ont pas su agir sur le moment, car c’est très difficile, et là on leur permet de sortir de ce sentiment de culpabilité et de s'entraîner à réagir différemment, avec l’appui du collectif, explique l’animatrice. Si ça se reproduit, elles seront moins prises par la sidération. C’est puissant. En prison, une femme m’a dit : "Si je m’étais entraînée comme ça, je n’aurais pas tué mon père". »
« Ça doit aussi passer par le corps »
Pour Sara Graetz, d’Alternative Théâtre, « il faut que la pensée passe par le corps pour pouvoir s’incarner, pour être testée, pour sortir du débat intellectuel. » Chez Iteco, centre de formation à la citoyenneté mondiale et solidaire, on en est convaincu. Les formateurs et formatrices se sont inspiré·es de certaines techniques du théâtre de l’opprimé, notamment dans leurs formations à l’interculturel. « Une personne explique un choc culturel qu’elle a vécu. Les participant·es rejouent la scène de la façon la plus fidèle possible », explique Chafik Allal, d’Iteco.
Avec une particularité : la personne qui a vécu le choc joue le rôle de celle qui l’a provoqué. Après, le groupe essaie de trouver d’autres façons d’agir si ça se reproduisait, toujours sous forme de scène. « Le fait de se mettre dans un rôle autre que le sien permet de se décentrer, de mieux comprendre la dynamique, ce qui a motivé les réactions, analyse le formateur. Beaucoup de choses passent par nos corps. C’est d’abord avec mon corps que j’interagis avec les gens, que je me lie à eux, avant même de discuter. On intègre cette dimension dans plusieurs de nos formations. »