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Article Symbioses

L’art ne manque pas d’ErE. Et vice versa.

L’art ne manque pas d’ErE. Et vice versa.

L’art ne manque pas d’ErE. Et vice versa.

1er trimestre 2021, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°129 : L'environnement (se met) en scène


Les arts de la scène et l’éducation relative à l’environnement (ErE) ont beaucoup à s’apporter mutuellement. Tous deux sont guidés par le rapport au vivant et partagent une fonction émancipatrice.


« Des analyses psychologiques l’ont montré : une saynète théâtrale de dix minutes, vécue dans un contexte de formation par exemple, a une force et une durée d’impact bien supérieures à un cours traditionnel de type slideshow et explication ex cathedra » explique Gabriel Alloing, le directeur du centre musical La Ferme du Biéreau - qui a jadis participé au développement du théâtre d’entreprise. « On n’a rien inventé : le théâtre comme outil pédagogique existait déjà chez les Grecs. » Car la force du théâtre, et de l’art en général, rappelle-t-il, « c’est de faire appel à l’émotion et à l’empathie – et pas seulement à la raison ». Les arts vivants - qu’on les pratique en tant qu’acteur·trice ou spectateur·trice - non seulement convoquent ces émotions, mais offrent une expérience « de partage, de communion d’émotions, en particulier dans le cas d’un concert », ajoute Gabriel Alloing. C’est cette forme qu’ont choisi la Ferme du Biéreau et le WWF pour sensibiliser les enfants à des thématiques environnementales, sous le nom Radio des Bois (1). Glissé dans des rythmiques et refrains entêtants, le message a toutes les chances d’être mémorisé.

Mais revenons à nos émotions. On mesure de plus en plus leur importance, comme cela a été rappelé lors du colloque Ces récits environnementaux qui nous paralysent et nous mobilisent, organisé par Ecotopie en décembre dernier. Ces émotions que jadis on opposait à la raison, on sait aujourd’hui, recherches en neurosciences à l’appui, qu’elles participent et sont même nécessaires au bon fonctionnement du processus de raisonnement et de prise de décision (2). Encore faut-il leur laisser l’occasion de s’exprimer, ce qui n’est pas évident dans nos sociétés. « Aujourd’hui on parle surtout - en adoptant le langage de l’économie - de “gestion” des émotions. De les contrôler, les domestiquer. Comme on le fait pour la nature d’ailleurs », soulignait l’écopsychologue Vincent Wattelet, lors de ce colloque.

Arts du spectacle, l’art de raconter

Le spectacle vivant est donc porteur ou activateur d’émotions, d’interactions, de communion, mais aussi de respirations, de questionnements profonds, de réflexions et de mobilisation. Et cela, de plus en plus souvent, en lien avec des sujets environnementaux. C’est dire si son absence se fait sentir en ces temps de pandémie Covid où les salles ont dû fermer leurs portes. On songe – pour ne citer que quelques spectacles en attente de représentations – au remarquable Dimanche (Cies Focus et Chaliwaté) qui aborde le dérèglement climatique sous l’angle de l’absurde (voir outils) ; à l’inventif Oniri 2070 (Cie Organic Orchestra), spectacle en autonomie d’énergie qui invite à rêver un futur durable (lire Il y a du changement dans l’art); ou encore au vibrant A Dance For Greta (Jean-Michel Van den Eeyden / Fatou Traoré). La chute de la biodiversité ou la nécessité de préserver le lien social sont d’autres thématiques ô combien d’actualité dont se saisissent des artistes.

Théâtre, danse, musique live, conte, marionnettes, arts de la rue... Les arts de la scène, comme on appelle aussi les arts vivants, sont de précieux alliés pour donner vie à des récits environnementaux mobilisateurs. Soit en imaginant un futur désirable, soit en prenant simplement le temps de raconter le présent ou le passé. Ils offrent une alternative incarnée – poétique, révoltée et/ou décalée – aux rapports scientifiques (sur lesquels ils s’appuient fréquemment), aux discours complexes et aux infos à la chaîne qui laissent de glace ou paralysent tant de citoyen·nes. L’art permet de nourrir l’imaginaire collectif. De déconstruire les mythes du marketing et de la société de consommation qui nous font croire, comme le chante Alain Souchon, « que le bonheur c’est d’avoir / de l’avoir plein nos armoires » (Foule sentimentale).

L’art fait vibrer nos cordes sensibles

De manière générale, l’art est un moyen d’appréhender le monde, et en particulier de « développer et approfondir notre rapport sensible au monde », indique Vincent Bouchard-Valentine, professeur de pédagogie musicale à l’Université du Québec à Montréal. « En développant nos sens notamment, qu’il s’agisse de l’ouïe, de la vue, du toucher ou du kinesthésique selon les formes d’art, on affine notre capacité à percevoir les composantes de l’environnement, à mieux en saisir les détails, les nuances. On accroît notre sensibilité à l’environnement, et celle-ci peut stimuler le goût d’apprendre “au sujet de l’environnement” et éventuellement amener une transformation des valeurs et des comportements. L’art, parce qu’il concerne d’abord l’intériorité et la subjectivité, est un puissant moyen d’éducation à l’environnement : au-delà du discours rationnel, l’art touche la personne dans ce qu’elle a de plus intime. » L’éducation à l’environnement et l’éducation artistique devraient donc davantage travailler main dans la main, croiser leurs pratiques pour s’enrichir mutuellement : c’est l’idée-phare du groupe Art & ErE initié par Vincent Bouchard-Valentine et Maia Morel au sein du Centr’ErE (voir adresses pp.24-25). Une piste particulièrement intéressante, surtout si l’on considère, comme Baptiste Morizot (3) que la crise écologique est avant tout une « crise de la sensibilité ».

L’écrivain et philosophe français constate « un appauvrissement de tout ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme relations à l’égard du vivant ».

Spect’acteurs de l’environnement

La force du récit, la place des émotions et le rapport sensible au vivant sont également au cœur de l’éducation relative à l’environnement (ErE) et à l’éco-citoyenneté. Les professionnel·les de l’ErE intègrent souvent une diversité d’approches (sensorielle, cognitive, imaginative, expérientielle…) dans le souci, notamment, de toucher chacun·e dans sa spécificité. C’est ainsi qu’ils sont nombreux à intégrer une dimension artistique dans leurs projets, par exemple en insérant un conte ou une saynète dans une animation nature.

Certaines associations d’ErE proposent également à leurs publics de pratiquer eux-mêmes une forme d’art ou de réaliser une création, que ce soit en formation, en animation ou en stage. Land art, théâtre, chant… : par ces médiums, les participant·es développent leur créativité, apprennent à exprimer leur ressenti, se (re)connectent au vivant et connaissent une expérience de partage parfois intense.

Une option est de proposer à son public-cible un langage artistique dont il se sent proche. Par exemple le rap, avec des adolescent·es. Tout en respectant leur manière de s’exprimer : « Réchauffement climatique, gaz à effet de serre, salinisation des terres, ce ne sont pas des termes très hip-hop. On a travaillé avec leurs propres mots, sur le thème du changement climatique. Cela donne un résultat moins COP21, mais plus sensible et créatif », explique une animatrice d’atelier rap qui a travaillé avec des jeunes à Marseille (4). Même intention émancipatrice pour le théâtre-forum, qui permet au participant de « parler de ce qui le touche, avec ses mots, avec sa réalité » mais aussi de réfléchir, de manière collective, à des solutions, indique Sara Graetz, de l’asbl Alternative Théâtre (lire Augusto Boal : « Tout le monde peut faire du théâtre, même les acteurs »). « Cela lui rend un pouvoir d’action. Si on parle “d’art vivant”, c’est aussi parce que cela continue de vivre après… »

Explorations du monde

Il est aussi possible de s’inspirer de pratiques artistiques originales, moins connues, qui mêlent intimement éducation artistique et éducation à l'environnement. « Par exemple, en éducation musicale, on peut développer les capacités d’écoute à travers des balades sonores en extérieur, au cours desquelles on porte attention aux sons de l’environnement comme on le ferait pour ceux d’une œuvre symphonique, explique Vincent Bouchard-Valentine. On peut aussi organiser des chasses aux sons : les élèves enregistrent des sons dans l’environnement, avec des téléphones portables, et les ramènent en classe pour les utiliser dans des créations musicales. Ils créent alors des œuvres à partir d’un matériau environnemental, pour exprimer leurs sentiments ou leur point de vue sur des enjeux environnementaux qui les concernent. »

Certains artistes proposent aussi des pratiques nouant une connexion profonde avec la nature. La danse au dehors, pratiquée par Céline Laloire qui s’inspire du body weather (5), en est une. Elle suppose de « se mettre à l’écoute de ce qui est déjà là, moins “faire” qu’“être”. Et, du coup, laisser faire. Ce qui éveille l’imaginaire. La nature est le guide. Le corps se laisse traverser par les éléments », explique la danseuse, qui a accompagné des classes de maternelle pratiquant la pédagogie du dehors, sur un terril. On est là bien loin du ballet classique, on l’imagine (lire aussi Danse avec la nature). Ces formes immersives rejoignent le besoin de « reconnexion au vivant : à la nature, à soi et au groupe ; et cette reconnexion passe par le corps en mouvement, l’aisance dans son corps et son être », appuie Céline Laloire.

L’école, lieu de possibles rencontres

L’exemple de cette classe qui a expérimenté la danse au dehors rappelle aussi que l’école peut être un lieu de riches croisements entre pratiques et/ou thématiques artistiques et environnementales. L’art est d’ailleurs – ou va être – de plus en plus présent au long du parcours scolaire, via le PECA, le parcours d’éducation culturel et artistique, qui va s’implanter progressivement dans les programmes du fondamental et du secondaire. Les écoles peuvent aussi élaborer divers projets culture-école, avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (voir adresses pp.24-25). De son côté, mais plus lentement et de manière plus diffuse, l’éducation à l’environnement se fait doucement une place à l’école.

Comme l’explique Michel Guérin, directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, « l’intégration de l’art et de la culture à l’école apporte une dimension nouvelle pour les élèves et enseignants, dans laquelle se développent l’esprit critique et la créativité, la pensée complexe et la citoyenneté, la construction de la personne autour de la recherche du sens » (6). C’est tout aussi vrai concernant l’intégration de l’ErE à l’école.

Questionner les bouleversements

Durement marqués par la crise actuelle, plusieurs centaines d’acteurs culturels ont rappelé récemment « la fonction critique et émancipatrice de la culture » (7). Sans doute l’art pourra-t-il aussi nous aider à analyser et à digérer l’expérience bouleversante que constitue l’épidémie de coronavirus, et à nous rappeler combien le Covid-19 – une zoonose – questionne notre rapport au vivant. « Dans un monde en changement, indiquent Vincent Bouchard-Valentine et Maia Morel, l’art, dans ses formes les plus ouvertes, créatives, imprévisibles et/ou participatives, peut nous aider, précisément, à apprivoiser le changement. » A être résilient·es mais aussi à imaginer d’autres façons de faire.

En attendant la réouverture des salles, les lieux culturels et artistes rongent leur frein, tout en prenant des initiatives originales pour continuer à exister et maintenir le lien avec leurs publics : spectacles en plein air (qui reviendront peut-être avec les beaux jours ?), prestations surprises dans des vitrines, rencontres en ligne, présence accrue d’artistes dans les écoles... Par ailleurs, des acteurs culturels mettent à profit cette rupture forcée pour réfléchir à l’impact environnemental de leurs pratiques et repenser leurs modes de création et de diffusion – en faisant volontiers appel aux professionnel·les de l’ErE.

Le spectacle diffusé en ligne ou à la télévision, quant à lui, reste un ersatz – tout comme une éducation à l’environnement vécue uniquement par écran interposé. Car où sont alors ces pulsations et frissons que procure l’art vivant, en résonance avec la vibration d’un corps en mouvement, la puissance d’un silence, l’intensité d’un regard, la chaleur d’une voix ou d’un instrument de musique ? Où est « l’expérience commune, le rituel partagé ? », appuie le comédien Alexandre Dewez. « Tout cela, c’est irremplaçable, émotionnellement, chimiquement, énergétiquement. »


(1) La formule ayant fait ses preuves, un Radio des Bois 2 est en projet.
(2) Delphine Masset (Etopia) en parle dans l’étude Entre sidération et déni des crises écologiques : et si les théories catastrophistes étaient mobilisatrices ?, déc. 2019.
(3) Dans l’essai Manières d’être vivant, éd. Actes Sud, 2020.
(4) A Marseille, les jeunes des cités rappent pour le climat, Reporterre, 7/5/2016.
(5) Le body weather (météorologie du corps) est une pratique de danse, de mouvement, dans laquelle le corps, pris comme un organisme « poreux », est en continuel échange avec l’environnement.
(6) Dans le texte introduisant l’étude N°7 Alliance culture-école en Fédération Wallonie-Bruxelles : des dynamiques à l’œuvre d’Isabelle Paindavoine et Anne-Rose Gillard, publiée par l’OPC, décembre 2018. A lire sur https://opc.cfwb.be
(7) Dans une carte blanche publiée dans Le Soir du 21/12/2020

Symbioses 129

Photo : Virginie Meigne
Spectacle Dimanche, Cies Focus & Chaliwaté


Symbioses 129

Photo : ©c-paje.be

Artivisme

Une flashmob pour le climat. Des militant·es déguisé·es en animaux, dansant un haka devant la Commission européenne et criant « nous sommes la nature qui se défend » (8). Des acteurs qui se font passer pour des défenseurs du libéralisme sauvage, jusqu’à la caricature, pour réveiller les esprits endormis lors d’une conférence de l’OMC. Ce sont quelques exemples d’artivisme, mot-valise rassemblant art et activisme. « Un mélange de désobéissance civile, de carnaval, d’action directe, de saynètes grotesques, de jeux collectifs et de réappropriation de la rue », résume Jade Lindgaard (9). Ou quand la créativité artistique ne permet pas seulement de sensibiliser et de questionner sur les enjeux socio-environnementaux, mais aussi de s’engager. Convoquant fréquemment l’humour, le jeu ou la provoc’, ces artistes militant·es (d’un jour ou de toujours) interviennent dans l’espace public, souvent de façon désobéissante. Leurs collectifs underground mais ouverts – il existe même des ateliers – réinventent les formes de la contestation politique. Pour la rendre artistique, ludique, pas trop sérieuse. Objectifs ? Mobiliser l’opinion et les médias, dénoncer, exiger ou contester des mesures gouvernementales. Humblement, politiquement, artistiquement. C.D.

(8) Ensemble Zoologique de Libération de la Nature (EZLN) - www.facebook.com/ezln.zoologique
(9) « Artivisme », J. Lindgaard, dans Vacarme 2005/02 - www.vacarme.org

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 Photo : Michel Dubois

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