Gérer l’eau autrement : un projet de société
Gérer l’eau autrement : un projet de société
Décembre 2024, propos recueillis par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°142 : Connaissez-vous vraiment le cycle de l'eau ?
Habituellement perçu comme immuable, le cycle de l’eau douce est pourtant de plus en plus perturbé, et souvent mal représenté. Explications avec l’hydrologue Aurore Degré, enseignante à Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège).
Pouvez-vous nous expliquer le cycle de l’eau ?
En général, on explique le cycle de l’eau en commençant par ce qui est le plus visible : la pluie qui tombe des nuages sur les surfaces émergées. Une partie de l’eau va s’infiltrer dans les sols. Une autre partie va ruisseler. Enfin, une troisième partie de l’eau va s’évaporer, par évaporation directe ou bien par évapotranspiration – ça veut dire que ce sont les plantes qui vont prélever l’eau dans le sol et puis qui vont la transformer en vapeur et la renvoyer dans l’atmosphère.
L’eau qui s’est infiltrée peut soit rejoindre les rivières par des flux en dessous de la surface du sol, ou bien elle va descendre dans les nappes souterraines, qui sont des roches saturées où toute la porosité est remplie d’eau.
L’eau qui a ruisselé, elle, va cheminer progressivement sur le territoire, puis se concentrer de plus en plus dans des vallées pour former des rivières, des fleuves. Et ces fleuves vont se jeter dans les océans.
Dans les océans, l’eau va s’évaporer et reformer de la vapeur d’eau au niveau de l’atmosphère. Il y a aussi de l’évaporation depuis les terres émergées, même si c’est souvent oublié dans les représentations du cycle de l’eau. Pourtant, c’est très important, car si on n’avait de l’évaporation que depuis les océans, il pleuvrait uniquement sur les façades océaniques des continents.
Vous venez de présenter le cycle naturel. On parle aussi de cycle anthropique de l’eau. De quoi s’agit-il ?
Le cycle anthropique, c’est la circulation de l’eau résultant de l’intervention humaine, qui, elle aussi, est très peu présente dans les schémas du cycle hydrologique (1). L’homme, au sens large, que fait-il ? D’une part, il dévie parfois les flux d’eau (canaux, barrages, etc.). D’autre part, il prélève des ressources qui, théoriquement, sont protégées et ne seraient pas atteignables sans pompage, y compris dans des nappes dites « fossiles », qui n’ont pas la possibilité de se régénérer. Tout cela modifie la répartition de l’eau sur la planète.
En Wallonie, on prélève essentiellement de l’eau souterraine pour la distribuer aux ménages et aux entreprises, tant en Wallonie qu’à Bruxelles et même un peu en Flandre. Une fois utilisée, elle est rejetée dans les rivières, en passant ou pas par une station d’épuration. En termes de quantité, jusqu’à présent, le niveau de nos nappes phréatiques est relativement confortable. Par contre, on a un problème de qualité, parce que suite aux activités humaines, on va retrouver des pollutions chimiques, des matières en suspension, des déchets… On peut parler des PFAS, au hasard, mais il y a aussi les pesticides, le nitrate…
Enfin, parfois, l’eau est puisée dans la rivière pour refroidir des installations – pensons aux centrales nucléaires – puis généralement réinjectée, plus chaude, dans la rivière. Cela modifie également l’écosystème proche.
Un cycle, on nous enseigne que cela recommence à l’infini… On pourrait en déduire que tout va bien, puisque l’eau se transforme et revient, encore et encore. Pourtant, ne sommes-nous pas en train de briser ce cycle ?
C’est une image assez forte, mais effectivement, on est en train de le déséquilibrer. Imaginez ce cycle naturel tel qu’on le représente assez souvent. On se dit : « puisque les nappes phréatiques se rechargent quand il pleut, je peux me permettre d’y puiser de l’eau ». Mais si vous construisez des zonings, des villes, des bâtiments, des routes… et que votre sol est complètement imperméabilisé, l’eau de pluie va ruisseler et ne rechargera plus les nappes. Or vous, vous continuez à prélever dans ces nappes, qui risquent donc de s’épuiser progressivement. Vous avez perturbé le cycle hydrologique, pas forcément en augmentant votre consommation, mais simplement en empêchant la régénération de la ressource que vous consommez. Heureusement, en Belgique, on n’en est pas encore là, mais beaucoup de pays ailleurs dans le monde épuisent dangereusement leurs réserves en eau, aussi suite à une consommation excessive par rapport aux capacités de régénération.
Par ailleurs, outre les eaux souterraines, les déséquilibres se marquent aussi en surface. Prenons un exemple, celui de la rivière Tonlé Sap, au Cambodge. C’est le seul cours d’eau au monde à changer de sens en fonction des saisons. A la saison sèche, il part de l’immense lac Tonlé Sap pour se jeter dans le Mékong. Et lors de la saison des pluies, c’est l’inverse. Toute l’économie du Cambodge, les populations locales et les écosystèmes sont organisés autour de ça, d’un lac qui augmente et rétrécit chaque année. Mais depuis que la Chine a construit un barrage sur le Mékong, le fleuve en aval n’augmente plus en saison des pluies et donc le cycle est perturbé. Partout dans le monde, on peut trouver des exemples d’interventions humaines qui modifient complètement le cycle de l’eau.
Vous dites qu’en Belgique nous ne manquons pas d’eau. Est-ce que cela risque de changer avec les dérèglements climatiques ?
La question est ouverte. Pour le moment, on est sur la route d’un monde à +3 C°. Or, avec trois degrés de plus en moyenne globale, on devrait grosso modo avoir les mêmes quantités de pluie qui arrivent sur notre pays, mais réparties différemment. On aura des orages beaucoup plus violents, mais aussi des périodes plus longues sans pluie.
Si on ne prend pas soin de notre territoire, avec des pluies plus intenses, qui n’ont pas le temps de s’infiltrer, on va avoir plus de ruissellement. Ça veut dire encore moins de recharge de nos nappes. D’autant que, en été, on aura de plus longues sécheresses. Donc tout concourt à ce qu’il y ait une modification du cycle de l’eau qui va vers davantage d’eaux de surface, des débits importants dans les rivières, des inondations, etc. C’est un risque qu’il faut anticiper.
Cela veut dire adapter notre paysage, restaurer nos sols, adapter nos maisons, arrêter l’imperméabilisation voire désimperméabiliser, prévoir des zones inondables libres et naturelles, revoir nos réseaux d’égouttage, construire des autoroutes de l’eau qui permettent d’acheminer l’eau dans les zones où les nappes sont moins volumineuses… Il y a un gros travail d’adaptation à faire. Le discours peut sembler très pessimiste, mais on peut s’estimer chanceux, car, sur notre territoire, il va toujours pleuvoir autant. Et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle. Car à partir du moment où l’eau tombe sur notre territoire, on peut commencer à réfléchir pour la gérer autrement.
Quelles sont les conséquences de ce dérèglement du cycle de l’eau sur les humains et le reste du vivant ?
S’il n’y a plus assez d’eau, le système alimentaire est mis en péril, donc la survie des populations. Sans parler de l’eau utilisée pour produire nos biens et services. Et au niveau de la biodiversité, cela perturbe aussi profondément de nombreux écosystèmes, dont nous dépendons en tant qu’humains. Nos régions vont avoir davantage de ressources et de moyens, y compris technologiques, pour s’adapter et pour tenir le choc. Mais ce sera beaucoup moins le cas pour les populations et les régions les plus vulnérables.
Vous vous attendez aussi à des conflits d’usage, y compris chez nous ?
Probablement, comme ça se constate déjà ailleurs dans le monde. Imaginez, en Belgique, dans un monde plus chaud, toutes les industries qui ont besoin d’eau de refroidissement – dont les centrales nucléaires, qui en consomment énormément – vont en consommer davantage. Au niveau des ménages, certaines personnes auront peut-être envie d’une piscine, de prendre deux douches par jour plutôt qu’une seule. Dans les climats à venir, on aurait besoin de 40 % d’eau en plus pour satisfaire les besoins des cultures wallonnes en irrigation, si on voulait garder la même agriculture et les mêmes rendements.
Tout cela va générer des demandes plus importantes dans différents secteurs, mais toujours au même moment, en été. Et les débits des rivières étant préservés en été pour éviter de tomber sous un niveau critique, la seule ressource accessible, ce sera l’eau souterraine.
Vous évoquiez des solutions technologiques. Parmi celles-ci, certains parlent de dessalement de l’eau de mer, d’ensemencement des nuages afin d’influencer les précipitations, de méga-bassines pour stocker l’eau pour l’irrigation. Voies d’avenir, mirages ou sparadraps ?
Il faut rester ouvert et prendre le catalogue complet des options possibles, mais avec une vision systémique. Le dessalement de l’eau de mer règle une partie du problème de l’eau douce, mais consomme énormément d’énergie. L’ensemencement des nuages, c’est envoyer des polluants dans notre atmosphère. Les méga-bassines, ça consiste à aller chercher encore plus d’eau dans les nappes.
Je ne dis pas qu’il n’y a que des mauvaises idées là-dedans, mais pour moi, ces solutions ne sont audibles que si on a complètement vidé toutes les options de sobriété en amont. Est ce qu’on a vraiment besoin de toute cette eau ? Evitons les solutions sparadrap, qui coûtent très cher, qui ne résolvent pas fondamentalement le problème ou qui en créent d’autres.
Pour vous, quelles sont les actions les plus importantes à faire en tant que citoyen·ne, au niveau individuel ou collectif ?
Je vais enfoncer une porte ouverte : ne pas gaspiller. Mais plus globalement, je pense qu’il faut un vrai projet de société pour trouver de nouveaux équilibres. Or, on ne peut avoir une réflexion hydrologique qu’à l’échelle territoriale d’un bassin versant, c’est-à-dire de toute la zone où l’eau de pluie s’écoule pour aller vers un même exutoire. Il n’y a qu’à cette échelle-là qu’on trouve des solutions qui tiennent la route, en mettant tout le monde autour de la table : des habitants aux entreprises, en passant par les écoles ou les gestionnaires de l’espace rural.
Au vu des changements climatiques en cours et à venir, il va falloir davantage laisser l’eau s’infiltrer, quitte à enlever le béton, comme ça se fait déjà dans certaines cours d’école. Il faut aussi donner l’occasion à l’eau de s’évaporer, pour alimenter le cycle hydrologique et qu’il pleuve à l’intérieur des terres. Cela se fait en gardant des zones humides – comme une mare dans le jardin – alors qu’on a longtemps eu le réflexe de drainer, d’envoyer l’eau le plus loin possible, le plus vite possible.
(1) Selon une étude internationale de 2019, 85% des schémas du cycle de l’eau invisibilisent les impacts dus aux interventions humaines. Les auteur·es ont donc dessiné de nouvelles représentations du cycle de l’eau, plus complètes.
Eau en couleurs
Pour distinguer les ressources et les flux de l’eau, les expert·es l’associent à une couleur :
- Eau bleue : l’eau tangible, celle des lacs, des rivières et des nappes souterraines.
- Eau verte : l’eau située dans le sol et les plantes, qui correspond à davantage de flux d’eau douce que l’eau bleue.
- Eaux grises : les eaux usées faiblement polluées (issues des douches, lave-vaisselle, lave-linge…).
- Eaux noires : les eaux usées fortement polluées (toilettes).