La nature pour apprendre
La nature pour apprendre
Décembre 2022, par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°136 : Dehors pour apprendre
L’école en plein air est désormais dans l’air du temps. Pour apprendre, créer, imaginer. Pour se relier à soi, aux autres, à l’environnement. « L’éducation, ce n’est pas un vase à remplir, mais un feu à allumer », disait Montaigne. Focus sur une (r)évolution pédagogique pas si nouvelle.
Un nombre croissant d’enseignant·es et d’associations se lancent dans « l’école du dehors », cette pratique pédagogique consistant à emmener régulièrement les élèves dans la nature (ou en ville), pour y vivre des apprentissages extra-muros. Le confinement vécu en 2020-2021 n’y est sans doute pas étranger. Rappelez-vous. Il y a deux ans, l’école sans classe était en fait l’école à la maison, par écran interposé. Déjà sédentaires, nous nous retrouvions coincé·es entre les murs. Dans une société déjà accro aux ordinateurs, voilà que les cours, formations et interactions se déroulaient aussi en ligne. Plus que jamais, le besoin de nature s’est alors fait ressentir pour une partie de la population, notamment sur le terrain éducatif. Les demandes de formations et d’accompagnements à l’école du dehors ont explosé.
Ceci dit, il n’a pas fallu attendre le Covid pour acter un manque de nature et l’importance d’y remédier. Une étude menée au Canada montre que le territoire d’action des enfants s’est réduit de 90% en un demi-siècle (1). Jadis, « jouer » signifiait « jouer dehors » (2), souvent loin du regard parental. Aujourd’hui, on parle davantage de culture de la chambre (3) ou de Nature Deficit Disorder, ces symptômes physiques et comportementaux liés au manque de nature (4). Les raisons invoquées ? L’omniprésence des écrans, l’urbanisation et la disparition des espaces naturels ouverts, l'augmentation du trafic routier, les peurs des parents.
Une histoire éducative
L’importance de faire une place à l’éducation en nature dans les pratiques scolaires et éducatives ne date pourtant pas d’hier. Au début du XXe siècle, des « écoles de plein air » ont en effet fleuri en Europe, dans une visée médico-pédagogique. Il s’agissait d’un enseignement en pleine nature – ou dans une classe aux murs ouverts – afin de contrer la mortalité infantile liée à la tuberculose, à un moment où cette maladie n’était pas maîtrisée et où la meilleure prévention pour les enfants fragiles était la cure d’air. La gestion de la pandémie de Covid n’aurait donc rien inventé…
De leur côté, les pédagogues de l’éducation nouvelle – Steiner, Freinet – ont intégré dans leurs fondements le contact avec la nature, hors de la classe. Un peu plus tard, apparaissent les premières Forest Schools (« école en forêt », lire encadré ci-dessous) : des écoles, des crèches ou des initiatives extra-scolaires dans lesquelles les enfants passent la majorité de leur temps dehors, en pleine nature, pour apprendre, créer et jouer au contact du vivant. Les premières auraient été créées aux Etats-Unis vers 1920. Le mouvement s’est ensuite propagé dans les années ‘50 en Scandinavie (Suède, Danemark), puis dans les pays germaniques, en Grande-Bretagne, avant de se déployer plus récemment chez nous.
Les principes des Forest Schools :
- Un lieu inspirant à explorer, si possible dans un envi-ronnement boisé, pour renforcer la relation entre l’apprenant·e et la nature.
- Des sorties régulières et longues, par tous les temps et en toute saison, plutôt qu'une visite ponctuelle. Mots-clés : planification, adaptation, observations.
- Une pédagogie active centrée sur les apprenant·es. Mots-clés : jeux, liberté, choix, émotions, plaisir, réflexivité.
- Viser le développement holistique des apprenants, pour qu’ils deviennent résilients, confiants, indépendants et créatifs.
- La possibilité pour l’enfant de prendre des risques adaptés à l'environnement et à lui-même, sous la bienveillance de professionnel·les qualifié·es.
Source: www.forestschoolassociation.org
Un regard différent sur l’éducation
L’un des apports de l’éducation par la nature – et de l’école du dehors – est la remise en cause de la forme scolaire traditionnelle. L’éducation par la nature fait sauter les multiples frontières scolaires. Les frontières séparant le dedans du dehors. Les frontières entre l’école et son environnement. Mais aussi les frontières entre les disciplines et les contenus d’enseignement, entre les différents temps éducatifs, entre le cognitif, le corporel, l’émotionnel. Enfin, les frontières entre les élèves et l’enseignant·e, ou encore entre l’éducation formelle (celle de l’école), non formelle (celle des associations) et informelle (apprentissages issus de la vie quotidienne, non organisés).
Les bienfaits d’une telle pédagogie sont démontrés. Elle améliore le bien-être global, le développement personnel et relationnel (voir article Des bienfaits pour la tête et le corps), et l’autonomie. « Ce qui change fondamentalement, c’est l’énorme confiance qu’on accorde à l’enfant. L’enfant n’est pas une page blanche qu’il faut remplir. L’approche extra-muros, par la nature, considère que l’enfant a une curiosité naturelle, une empathie profonde, des projets dès tout petit », souligne Christine Partoune, autrice d’un ouvrage sur la pédagogie extra-muros (2'). Le jeu libre y a donc une place importante, sous l'œil soutenant de l’adulte. Il s’agit aussi de partir de l’apprenant·e, ce qu’il ou elle vit, voit, ressent, analyse, construit. « Quand on sort, on va apprendre – dans le sens de choses “à prendre” : prendre des choses dehors et, de là en faire un moment d’apprentissage. Et pas l’inverse », témoigne Magali, institutrice maternelle à Charleroi (5). Tout cela nécessite de laisser du temps et de l’espace aux enfants. Et de pouvoir accueillir l’inattendu.
La complexité du vivant
Prendre la clé des champs pour passer ensemble une journée en forêt, de façon régulière, immersive, par tous les temps, en toute saison, c’est aussi découvrir concrètement les cycles de la vie et la complexité du vivant. Comprendre que tout est lié. Interroger notre lien aux mondes végétal et animal. « Au fil du temps, les notions de changements climatiques et de biodiversité, on les vit avant de les théoriser, en observant la mare ou le potager, les espèces qui y vivent », raconte Joffray Poulain, instituteur à Gentinnes (6).
En parcourant leur environnement immédiat, avec un regard renouvelé, l’enfant et l’adulte s'ancrent aussi dans leur milieu de vie.
Relier la tête, les mains et le cœur
L’une des spécificités de cette éducation par la nature est la mobilisation du corps et des sens, si peu exploités dans la forme scolaire traditionnelle. Fini les classes où l’enfant passe le plus clair de sa journée assis, à écouter. L’auteur et animateur nature Louis Espinassous le résume en une belle formule : « On ne peut pleinement com-prendre (prendre avec), co-naître (naître avec) le monde, la géographie, le relief, la distance, la vie, le vivant, les autres que dans le corps-à-corps, dans l’action directe de nos muscles, nos os, nos sens en éveil, nos intelligences du geste, du rationnel, de l’émotionnel » (7).
L’émotionnel est aussi au cœur de la démarche. Le plaisir vécu (en tout cas visé) lors de ces expériences de nature est non seulement un antidote efficace contre l’éco-anxiété ambiante mais aussi un moteur des apprentissages. « On ne peut transmettre de façon efficace qu’avec son cœur. Beaucoup de jeunes enseignant·es n’ont pas de souvenirs de la nature, ou des mauvais souvenirs, raconte Sabine Fossion, animatrice et formatrice au CRIE de Saint-Hubert. Donc nous, dans nos activités et formations d’enseignants, on tente de créer de bons souvenirs, c’est un outil puissant pour l’avenir. »
Enfin, cette école buissonnière – au sens originel (8) – a une visée émancipatrice. Il ne s’agit pas uniquement de passer du bon temps en forêt, mais aussi de développer notre écocitoyenneté, notre esprit critique et notre capacité à agir, dans un contexte de crises écologiques multiples (9). « Au contact de la nature, les enfants développent une créativité particulière, non seulement artistique, mais fondée sur leur capacité à mobiliser des ressources pour faire face aux enjeux et aux problèmes qui se présentent à eux (...). Ils font preuve d’innovation et sont encouragés à penser autrement et à prendre des risques », constate Pascale d’Erm dans son essai L’école de la Forêt (1').
Cela dit, l’éducation par la nature et l’école du dehors ne sont pas automatiquement émancipatrices. Tout dépend des pratiques, des attendus et des finalités qu’on leur donne (voir article Suffit-il d’être davantage connecté à la nature pour avoir envie de la protéger ?). L’enjeu en vaut toutefois la peine, pour que l’engouement que connaît actuellement l’école du dehors soit plus qu’un effet de mode, et modifie durablement les façons d’enseigner.
(1)(1') P. d’Erm, L’école de la Forêt, éd. La Plage, 2022
(2)(2') Ch. Partoune, Dehors, j’apprends, éd. édi.pro, 2020
(3) H. Glevarec, La culture de la chambre, La Documentation française, 2009.
(4) R. Louv, Last Child in the Woods : Saving Our Children from Nature-Deficit Disorder, 2008.
(5) Interrogée par le Centre d’expertise et de ressources pour l’enfance (CERE), Apprendre dehors. Enjeux des pratiques éducatives ancrées dans le milieu, 2020.
(6) www.symbioses.be/consulter/135/
(7) www.symbioses.be/pdf/100/dossier/Sy-100-6-7
(8) Au XVIe siècle, la buissonnière était une école clandestine, qui se tenait dans les champs.
(9) C. Martel et S. Wagnon, L’école dans et avec la nature, éd. ESF, 2022.
Photo : Céline Teret
Photo : Yanko Diakoff