La classe au parc, ça déménage
La classe au parc, ça déménage
Décembre 2022, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°136 : Dehors pour apprendre
Des centaines de classes de maternelle et de primaire, en Wallonie et à Bruxelles, sortent régulièrement pour pratiquer « l’école du dehors ». Certaines doivent faire une petite trotte pour rejoindre un coin de nature. Exemple à Saint-Josse.
« Ozkan, c’est toi qui prends Mercedes aujourd’hui ? », demande Madame Dominique.
Cette Mercedes, les élèves de l’école libre La Sagesse Philomène adorent la faire rouler sur les trottoirs de Saint-Josse. Mercedes n’est pourtant qu’un trolley à commissions – espièglement rebaptisé par une autre institutrice. Mais ce trolley bien rempli (corde, couteau, cassenoix, craies, boîte-loupe, morceaux de toile cirée pour s'asseoir…), c’est la promesse d’une demi-journée au grand air, d’un enseignement hors des sentiers battus.
Dans cet établissement, les sept classes de 1ère et 2e primaire et de Daspa (élèves primo-arrivants) pratiquent l’école du dehors (lire ci-dessous), à raison d’une matinée toutes les trois semaines.
Elles sont toujours accompagnées par Dominique Brodkom, l’institutrice qui a initié ce projet à La Sagesse Philomène, après s’être dûment (in)formée (lire ses conseils plus bas). Madame Dominique passe ainsi la moitié de son temps scolaire dehors, à mener et co-animer ces sorties, en compagnie des titulaires concerné·es.
L’école se situe au centre de Saint-Josse, la commune la plus densément peuplée et l’une des plus bétonnées, polluées – et précarisées – de la Région bruxelloise. L’établissement ne possède pas de jardin. La nature n’étant pas à portée de main, ces classes vont la chercher là où elle se trouve. Le plus souvent, au parc Josaphat, à Schaerbeek : 20 hectares de bois, d’étangs, de pelouses et de massifs de plantes. A 20 bonnes minutes de marche.
L'école du dehors consiste à quitter les bancs de la classe pour vivre une série d'apprentissages en plein air, si possible dans un coin de nature proche. Le porteur du projet, généralement un·e titulaire (ou parfois un·e enseignant·e « volant·e », comme c’est le cas à La Sagesse Philomène), sort avec sa classe de manière régulière. La fréquence et le lieu des sorties varient d'un projet à l'autre (lire ici). L'école du dehors vise à dynamiser les apprentissages scolaires et à connecter l'enfant à la nature, tout en favorisant son développement global (moteur, psychique, social...) et la cohésion de la classe (lire ici).
Photo : Arnaud Ghys
Apprendre dehors, côté ville…
Ce vendredi, la météo est grincheuse et Madame Athina, la titulaire de la classe qui s’apprête à sortir, est absente. Il en faut plus pour décourager Madame Dominique. Elle vérifie l’équipement de ses ouailles, complète celui d’une élève en puisant une veste et des bottes dans l’« armoire du dehors », et embarque Madame Esma, la secrétaire de l’école, dans l’aventure. Avant de partir, les élèves répètent les « règles du dehors » : « Je te vois, tu me vois (je reste en contact visuel avec une institutrice). Je prends soin de moi, je prends soin des autres. Quand on entend chanter Dans la forêt lointaine, on se rassemble. »
2, 4, 6, 8… : durant le trajet, la classe revoit le comptage par 2, en s’aidant des numéros des maisons. Potagère, Moulin, Coteaux, Soleil… : des élèves s’amusent à lire les noms des rues – aux résonances singulièrement bucoliques. « Parfois, on fait un peu de néerlandais, puisque l’affichage est bilingue. Ou bien, de retour en classe, on cherche des informations sur les personnes qui ont donné leur nom à une rue, sur l’histoire de la ville, explique Dominique Brodkom. Les élèves apprennent aussi à se situer dans l’espace, une notion qu'on travaille en classe mais qui prend une autre dimension à l’extérieur. Après avoir tracé leur propre trajet sur un plan (en choisissant des lieux qui leur parlent), ils se confrontent à la réalité, au terrain, en s’orientant avec la carte. »
Autre atout : dehors, les élèves enrichissent leur vocabulaire.
Le groupe fait arrêt près d’un arbre, au milieu du trottoir : « Alors, ça pousse, ce qu’on a semé ? » « On a rencontré l’asbl Fabrik, qui invite les citoyens à adopter et végétaliser les pieds d’arbre, raconte l’enseignante. Il nous arrive aussi de discuter avec des jardiniers communaux, avec des habitants... Les enfants découvrent ainsi de chouettes projets, qui montrent une image positive de Saint-Josse. »
Photo : Arnaud Ghys
… et côté nature
Changement de décor. Madame Dominique marque une pause à l’entrée du parc Josaphat, sous les grands arbres teintés de jaune, d’orange et de brun. « Aujourd’hui, on va travailler les mots de l’automne, que vous apprenez en classe pour le moment avec Madame Athina. » En classe du dehors, le marron, le gland, la noisette et la feuille ne sont évidemment pas que des mots à lire et à écrire. Au fil de la matinée, les enfants vont les ramasser, les manipuler, les comparer, les assembler par dix, ou encore les disposer harmonieusement pour créer des mandalas. De l’éveil par-ci, des maths par-là, de l’art aussi. « En général, on prévoit aussi une activité plus spécifiquement axée sur la découverte de la nature », précise l'enseignante.
Mais d’abord, les élèves disposent d’un quart d’heure d’activités libres, dans une zone délimitée. Chacun·e profite de ce moment à sa façon. En remplissant ses poches de trésors (marrons, jolis cailloux…) ou en se mettant en quête de petites bêtes (« Que mange l’escargot, Sechkin, tu te souviens ? Et ton ver de terre, Nawfal ? », embraie Madame Dominique). En admirant les chevaux qui tirent la carriole dédiée au ramassage des poubelles. En mettant les mains dans la terre ou en sautant gaiement dans les flaques…
« On les laisse faire, en général », indique l’enseignante. Un rappel est envoyé aux parents la veille de chaque sortie, précise-t-elle, pour qu’ils prévoient des vêtements adaptés, qui peuvent être salis. « Cela dit, pour certains enfants, ne pas avoir peur de se salir ou s’asseoir par terre représentent des petits défis. Pour d’autres, ce sera d’arriver à prendre – délicatement – une petite bête dans sa main. »
Photo : Arnaud Ghys
Un conseil ? Oser !
Quels conseils Dominique Brodkom donnerait-elle à des confrères et consoeurs qui hésitent à se lancer dans un projet d’école du dehors ?
« Oser ! Foncer ! C’est mon premier conseil. On se met beaucoup de freins, en tant qu’adultes (je n’ai pas assez de connaissances sur la nature, comment va-t-on gérer les pipis, les enfants seront-ils bien équipés, etc.) Mais en fait, ce n’est pas si compliqué. »
« S'informer et se former, cela aide – ou se faire accompagner par une association d’éducation à l'environnement. L’offre de formations aux apprentissages dehors s’est étoffée, ces dernières années. » Dominique Brodkom, par exemple, s’est informée auprès du collectif Tous Dehors, et a suivi des formations à la FOCEF (formation continue des enseignants) et à l’Aquascope de Virelles – outre une formation à l'animation nature au CRIE de Villers-la-Ville.
« Lâcher prise, même si ce n’est pas facile. Apprendre à faire confiance aux enfants (certains ont envie de grimper, d’enlever leurs chaussures en été…) et à écouter leurs idées. Accepter qu'il y ait des imprévus : une journée dehors ne se passe jamais tout à fait comme on l’avait imaginée. »
« Se laisser surprendre, être ouvert aux découvertes, aux rencontres. Cela nous a amenés à visiter un potager collectif, par exemple. »
« Etre régulier dans les sorties, quitte à ne sortir qu’une heure ou changer de lieu, si la météo complique trop les choses – par grand vent, le parc est fermé. »
Photo : Arnaud Ghys
A la ferme et au marché
La matinée au parc se termine par des jeux de touche-touche revisités, sur le thème des animaux et des fruits d’automne, histoire de se réchauffer tout en gardant le fil conducteur du jour. En sortant du parc, la classe admire un grand hibou sculpté, sur une façade Art Déco. Une élève se met à chantonner la comptine de ralliement : « Coucou hibou, coucou... ». On se relaie pour ramener Mercedes à bon port. La marche est un peu moins rapide qu’à l’aller : les élèves se sont bien dépensés. Mais Wassim se réjouit déjà de retrouver l’école du dehors, dans trois semaines. « J’aime bien faire des calculs avec des bâtons. Et apprendre les prénoms des fleurs », confie-t-il.
Parfois, les classes du dehors de la Sagesse Philomène s’en vont explorer d’autres environnements. C’est l’avantage d’une grande ville, souligne Madame Dominique : « Elle offre beaucoup d’opportunités de connexion avec la nature – et de transports en commun. Quelques fois par an, on se rend dans d’autres lieux : à la ferme Nos Pilifs, sur le site de maraîchage Radiskale, au Parc des Trois Fontaines en prenant le waterbus (1) (pour une journée plutôt dédiée à la construction de cabanes). Ou bien au marché. » Le marché est une mine d'activités pour ancrer le français, les maths et l’éveil dans le concret : lire une liste de courses, calculer des masses, additionner des montants, compter en euros sonnants et trébuchants, nommer des aliments, discuter des fruits et légumes de saison, découvrir divers métiers...
De quoi donner des idées à ceux qui pensent que l’école du dehors en ville, ce n’est pas faisable.
Photo : Arnaud Ghys
Lire aussi les reportages sur des classes de maternelle pratiquant l’école du dehors, sur Symbioses 135 (De l’air et de l’ErE : deux en un ! - Dynamiser les apprentissages - Aménager une prairie pour apprendre et jouer).
(1) Le waterbus est un service de navette par bateau qui navigue sur le canal entre Bruxelles-centre et Vilvorde (www.waterbus.eu).