Aller au contenu principal

Article Symbioses

Petites bêtes, grandes peurs

Petites bêtes, grandes peurs

Petites bêtes, grandes peurs

Septembre 2023, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°138 : Insectes et autres petites bêtes

 

Les insectes, araignées et autres arthropodes suscitent, chez bon nombre d’humains, la peur ou le dégoût, à des degrés divers. Mais pourquoi sont-ils si mal aimés ?

 


Insectes en tous genres, araignées et autres arthropodes : ils sont parmi nous, partout. Dans la nature et sur les trottoirs, sur nos murs et derrière nos placards. Omniprésents dans tous les écosystèmes continentaux (1). Dans l’air, au sol et sous terre, et même dans l’eau. Ils sont partout, innombrables (lire l'article En chiffres) et essentiels (lire l'article Insectes en déclin, humains en péril), mais, pour la plupart, minuscules à nos yeux – au propre et au figuré.

La grande majorité des espèces d’insectes (2) ne présentent ni désagrément ni danger pour l’être humain (sauf pour les personnes allergiques), en particulier dans nos régions. Pourtant, beaucoup d’entre nous éprouvent, à l’égard de ces animaux, une forme plus ou moins grande de peur et/ou de dégoût. Souvent, on les chasse, on s’enfuit, on les tue... A la simple évocation de certaines bestioles, on se gratte la tête ou le corps ; parfois, on croit les voir grouiller ou les sentir là où elles ne sont pas. On leur attribue un peu vite des intentions malveillantes.

Comment expliquer ces peurs, cette aversion ?

Remarquons, au préalable, que la peur peut se manifester à divers degrés et que celle des insectes ne se manifeste pas partout de la même manière, comme on le lira ci-dessous.

L’humain catalogue les insectes

Il faut dire aussi que nous ne mettons pas toutes les bestioles dans le même panier. De manière générale, certaines sont, à nos yeux, plutôt « jolies et gentilles » (papillons, libellules, coccinelles…), et d’autres « moches et méchantes » (guêpes, araignées, moustiques, poux, cafards…).

C’est un fait, certains insectes sont capables de causer à l’humain de réels dommages : piqûre ou morsure douloureuse, envenimation, transmission de maladies, tel le paludisme (lire l'article En chiffres), infestation de bâtiments, dégâts aux cultures… Et la peur s’installe d’autant plus quand on a soi-même vécu un événement traumatisant de ce genre.

Cela dit, d’autres éléments influencent, positivement ou négati-vement, notre relation à l’égard de telle ou telle petite bête. « Par exemple, l’être humain est fasciné par les insectes sociaux et bâtisseurs (fourmis, termites, abeilles mellifères…), chez qui il identifie une forme d’intelligence proche de la sienne », indique Sophie Maerckx, co-coordinatrice de l’association Apis Bruoc Sella (lire l'article N’oublions pas les abeilles sauvages).

Le hic, c’est que notre vision des insectes est souvent réductrice, note Michael Terzo, entomologiste et enseignant à la Haute école Bruxelles-Brabant (Département pédagogique) : « De génération en génération, l’humain perpétue des clichés : l’abeille est besogneuse (3), l'araignée est cruelle, la cigale est fainéante, le cafard est sale… Or, dans une colonie d’abeilles, il y a un certain pourcentage d’individus qui se la coulent douce; l’araignée doit se nourrir, elle n’est pas plus cruelle qu’un lion qui attrape une gazelle ; etc. »

Peurs innées et acquises

Concernant les peurs et autres sentiments de rejet des insectes et des araignées, revient la question fréquente de l’inné et de l’acquis.

Certains évoquent, d’un côté, une peur instinctive, « inscrite » dans le cerveau humain, au fil de l’évolution. Ayant intégré le fait que certaines petites bêtes (qui piquent ou qui mordent) représentent une menace (maladie, douleur…), nous aurions désormais une prédisposition à la peur et à la répulsion pour ce genre d’animal. Entre autres éléments soutenant l’idée de peur innée : une étude de chercheurs et chercheuses en psychologie, montrant que des bébés de six mois expriment déjà une forme de stress face à des images d’araignées et de serpents – par comparaison avec des images de poissons ou de fleurs. (4)

D’un autre côté, la peur peut s’ancrer chez une personne, en lien avec sa propre expérience (un événement douloureux ou angoissant), ou par imitation. L’enfant qui voit un de ses parents (ou son enseignant·e) exprimer à cor et à cri sa frayeur des insectes ou constamment lui dire d’y faire attention, risque de faire siens ces sentiments. Et cela, au détriment de sa curiosité et de son intérêt naturels à l’égard de ces petits animaux. Plus largement, nous évoluons dans une société qui entretient, via différents canaux, une réelle culture entomophobique – nous en parlons plus loin.

La bonne nouvelle, c’est que si une personne acquiert, « apprend » cette aversion via son environnement et son expérience, elle peut aussi y trouver de quoi apprendre à (re)tisser des liens avec ces mal-aimés (lire ci-dessous).

Différence…

Comme le soulignent souvent les scientifiques, l’inquiétude à l’égard de ces êtres tient aussi au fait qu’ils nous paraissent étranges, peu familiers. « Les insectes et les araignées, des invertébrés, sont très différents de nous, que ce soit en apparence, en comportement ou en taille – une petite taille qui n’aide pas à décrypter leurs intentions », rappelle ainsi Michaël Terzo. Et que dire de leurs cycles de vie. Ils muent, voire se métamorphosent complètement. Ils bousculent nos repères. Une libellule vit de un à cinq ans dans l’eau, à l’état de larve, avant de prendre sa forme adulte et de s’envoler, pour seulement quelques semaines ou quelques mois.

Par leur rapidité de déplacement et surtout leur petite taille, les insectes ont le don de nous surprendre et de s’immiscer partout, en douce. Jusque dans nos vêtements. Jeffrey Lockwood, entomologiste, écrivain et professeur à l’Université du Wyoming, s’est penché sur les peurs des insectes, qui infestent l’esprit humain occidental (5). Les punaises de lit, analyse-t-il, sont des créatures qui nous horrifient comme les vampires : « Elles sont nocturnes, elles envahissent nos lits, sucent notre sang, défient la mort (6) et sont “monstrueusement autres”. »

… et méconnaissance

Il faut reconnaître aussi que nous connaissons peu les insectes – un processus accentué par notre déconnexion croissante avec la nature. On les confond : par exemple un syrphe (une mouche jaune et noire inoffensive) et une guêpe. On méconnaît leurs rôles et leur importance dans les écosystèmes. On généralise, on exagère : « On a tendance à associer tout insecte à la maladie, à la saleté, à la putréfaction… », observe Michaël Terzo.

Parallèlement, les idées fausses et les légendes urbaines à leur sujet pullulent sur le net et les réseaux sociaux (ainsi avalerions-nous régulièrement des araignées en dormant…). Sans compter l’augmentation du nombre d’articles et d’émissions sur les peurs elles-mêmes, en particulier celle des araignées, note l’aranéologue Christine Rollard. « Une sorte d’engouement social pour cette peur », qui a pour effet de la renforcer (7).

Le grand écran grouille d’insectes tueurs

Si notre culture est imprégnée de ces peurs et de ce dégoût, la littérature et (surtout) le cinéma n’y sont pas pour rien. Songeons au roman La Métamorphose de Franz Kafka : Gregor Samsa se réveille transformé en « monstrueux insecte » et est, dès lors, rejeté par sa famille, qui ira jusqu’à vouloir « s’en débarrasser ». Jeffrey Lockwood pointe également la Bible, qui compte 46 références négatives à des insectes (tenus pour « immondes », envoyés en masse pour punir les impies, etc), contre seulement 4 mentions positives.

On ne compte plus les films, de toutes époques, mettant en scène des insectes dans le but de nous glacer d’effroi. Ils sont omniprésents à l’écran ou bien surgissent quelques secondes, ils apparaissent isolés ou par milliers (version invasion d’insectes tueurs), monstrueux ou réalistes, géants ou de taille normale…

Nombreux sont les héros qui vivent une rencontre terrifiante avec une ou des araignées. Pour n’en citer que quelques-uns : Harry Potter (La Chambre des Secrets), Frodon Sacquet (Le Seigneur des anneaux : Le Retour du Roi), James Bond (Dr No), ou encore Indiana Jones (Les Aventuriers de l’Arche perdue), qui a le chic pour s'engouffrer dans des espaces sombres grouillant de bestioles.

Le cinéma alimente la vision de créatures aptes à « envahir nos maisons, nos corps et nos esprits », souligne Jeffrey Lockwood, nombreux exemples à l’appui (8). Des créatures étranges, volontiers présentées comme « dangereuses pour nos modes de vie et nos sociétés », note aussi Frédérique Müller, chargée de projets environnement chez PointCulture (9).

Les dictateurs et génocidaires, rappelle Lockwood, ont souvent utilisé, dans leurs discours xénophobes, l’image de la vermine, de masses d’insectes, êtres inférieurs à exterminer.

Changer de regard

Autant dire qu’il y a du boulot pour déconstruire les préjugés et les peurs à l’égard des insectes et araignées. Or, il y a urgence, compte tenu du déclin catastrophique de leurs populations.

A défaut de nous mettre à adorer toutes ces petites bêtes, « nous pourrions au moins les considérer comme étant juste différentes, au lieu de les voir comme une menace, suggère l’auteur américain. Parce qu’ils sont partout, les insectes procurent ainsi des occasions quotidiennes de pratiquer la tolérance. »


(1) 50 idées fausses sur les insectes, Christophe Bouget, éd. Quae, 2022.
(2) Pour la facilité de la lecture, nous utiliserons souvent le terme « insectes » mais l’analyse concerne aussi les autres arthropodes, en particulier les araignées.
(3) Lire aussi l'article de PointCulture qui analyse notre relation à l’abeille au travers de films et dessins animés.
(4) l'Homme naît avec la peur instinctive des araignées et des serpents
(5) The Infested Mind : Why Humans Fear, Loathe, and Love Insects, 2013, Oxford University Press, 228 pp. Nos citations de Lockwood sont issues de son blog du même titre : www.psychologytoday.com/intl/blog/the-infested-mind?
(6) Allusion sans doute au fait que les punaises de lit (entre autres insectes) peuvent mettre leur métabolisme au « ralenti » durant plusieurs mois.
(7) 50 idées fausses sur les araignées, Christine Rollard, éd. Quae, 2022. 40% des Français·es auraient peur des araignées, et 10% seraient de véritables arachnophobiques.
(8) Lire Them ! And us ! Feeding our fears through film sur le blog précité. Et Joanne Elizabeth Lauck, qui aborde cette question dans A l’écoute des insectes - Les voix de l’infiniment petit (éd. Le Souffle d’or, 2018), un livre qui invite à se (re)connecter et se réconcilier avec les insectes
(9) Les insectes : une invitation à l’art de la rencontre


Symbioses 138 Insectes et autres petites bêtes

Photo : © Sabrina Mari
Effrayante ou mignonne ? A chacun son ressenti, face à cette araignée sauteuse Evarcha falcata (6 mm).


Il y a peur et peur

La peur est une émotion occasionnelle déclenchée par un danger – ou la perspective d’un danger – identifié. Tandis qu’une phobie est une peur systématique, pathologique et disproportionnée, plus difficile à contrer. Sursauter à la vue d’une araignée ou d’une colonne de fourmis est une chose. Une autre est d’entrer dans un état de panique, d’avoir des vertiges ou d’inspecter tous les recoins d’un lieu en y pénétrant, signes d’une réelle arach-nophobie (phobie des araignées) ou entomophobie (phobie des insectes). Sans rentrer dans le détail de ces pathologies, on notera qu’elles comptent parmi les zoophobies les plus courantes.

Il faut aussi savoir que la crainte et/ou le dégoût des insectes – les deux sont souvent associés – sont surtout présents dans nos sociétés occidentales. Des petites bêtes que nous rejetons sont, dans d’autres cultures, bien mieux acceptées, voire vénérées. « En Asie, plusieurs espèces font office d’animaux de compagnie, comme les Dynastinae et les Lucanidae [NdlR : des coléoptères] », indique l’entomologiste Gwen Pearson (10). En Afrique, l’araignée symbolise la sagesse, et en Chine, elle porte bonheur ; sa toile est aussi à l’origine du capteur de rêves des indiens Cherokee, censé les protéger la nuit, cite l’aranéologue Sabrina Mari (11).


(10) Pourquoi il est dangereux d'avoir peur des insectes et des araignées, National Geographic, 10/08/2020.
(11) https://defi-nature.be/blog/un-monde-soyeux-et-fascinant. Lire aussi "Des toiles plein les yeux".


Tisser des liens

Comment, en contexte d’éducation à l'environnement, gérer la peur à l’égard des petites bêtes, et encourager un regard plus serein et positif ? Un contact accru avec la nature, des activités permettant de mieux les connaître (lire ici, pp.18-19) et une posture adaptée peuvent y aider.

Quelques pistes :

  • En douceur. Quand un enfant (ou un adulte) montre de la peur lors d’une activité (12) : lui dire qu'il a le droit d’avoir peur, lui proposer de préciser ce qui lui fait peur, et lui permettre de rester en retrait puis de s’approcher progressivement (il sera peut-être encouragé par l'intérêt des autres). Eviter les gestes brusques. Ne pas le forcer à regarder de tout près ou à prendre dans sa main un insecte – mais le lui proposer une seconde fois un peu plus tard. Adopter un langage rassurant – même si l’on a soi-même des appréhensions. Inviter à voir ou détecter des éléments étonnants, gracieux, agréables… (13) Susciter la curiosité. On peut aussi, en amont d’une activité, quand on pressent que des réactions de peur risquent d’émerger, anticiper celles-ci au moyen de petits exercices collectifs (14). Et, en aval, prévoir un moment de réévocation (par la parole, le dessin, etc).
  • Par l’imagination. Lors d’une rencontre avec une petite bête, inviter chacun·e à lui inventer un nom, et à imaginer ou construire une « maison » qui lui conviendrait. Pour que s’ébauche d’emblée un lien affectif. Autre idée : équipés de loupes, les enfants observent et, tour à tour, décrivent le monde des insectes à la manière d'astronautes arrivé·es sur une nouvelle planète.
  • Se nourrir de films (car, oui, il en existe), de livres, d’expositions et de spectacles (lire ici, p.15) qui invitent à découvrir les insectes sous un angle positif ou à renouer avec eux. Dans un article rédigé à l’occasion de ce SYMBIOSES (15), Frédérique Müller (PointCulture) évoque une série de films et documentaires à (re)voir : L’avis des mouches, Micro- cosmos… Et Joanne Lauck, dans son livre (16), cite des récits inspirants : contes et coutumes de peuples autochtones, expériences vécues (écopsychologues, écrivain·es, biolo-gistes…), etc.
  • Mettre en valeur les insectes lors de balades et autres activités. Nommer l’une ou l’autre espèce, au-delà des termes fourre-tout « insectes », « décomposeurs »… Et leur témoigner de l’empathie : sortir délicatement la mouche qui se noie dans notre tasse de thé ou l’araignée qui glisse sur les parois de l’évier, et leur rendre leur liberté.

(12) Idées suggérées dans les dossiers Les mal-aimés, j’adore !, éd. FCPN, 2022, et Peur de la nature - Pistes de réflexion et pistes pédagogiques, éd. SPW, 2003.
(13) Comme l’aranéologue Christine Rollard qui invite à voir dans les araignées « un monde très doux, soyeux ». Ou cet animateur qui donne un prénom à l’araignée se baladant sur son doigt, montre son « beau ventre tout décoré » et dit qu’elle le « chatouille »… (Peur de la nature, ibid.)
(14) Peur de la nature, ibid., pp.28-29.
(15) Les insectes : une invitation à l’art de la rencontre
(16) A l’écoute des insectes - Les voix de l’infiniment petit, éd. Le Souffle d’or, 2018.

Symbioses 138 Insectes et autres petites bêtes

Photo : ©Le Baluchon

Articles associés pouvant vous intéresser