Des classes de mer pour se relier à la Terre
Des classes de mer pour se relier à la Terre
Mai 2022, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°134 : Mer du Nord Apprendre le large
Les séjours à la mer permettent de faire le plein de nature, d’aventures et de vie en groupe. Immersion d’une journée, à Nieuport, en compagnie d’élèves bruxellois·es accompagné·es par l’asbl Kréativa.
Soleil radieux, température exceptionnellement élevée, pas un souffle de vent, en ce matin de mars. Ciel et mer se confondent à l’horizon, troublant nos perceptions : « Là, le bateau ! Il vole ! », s’écrie un enfant. A peine sorti·es de leur hôtel, sur la digue de Nieuport, les élèves de 4e primaire de l’école communale du Longchamps (Uccle) vivent déjà leur premier moment d’émerveillement de la journée. Leur premier « waouw ! ». Il y en aura d’autres en ce troisième jour de classes de mer, pensé comme une longue balade au grand air, avec pique-nique nature à midi. De quoi réjouir leurs institutrices, Ingrid Robe et Laurence Guillaume : « Ils ont vécu deux années de Covid, on sent qu’ils ne sont pas beaucoup sortis de chez eux. »
En remontant à pied le chenal de l’Yser, la quarantaine d’enfants va aborder la mer du Nord sous des angles variés, en se plongeant dans son histoire, ses richesses et ses défis environnementaux. A la barre, un capitaine au long cours de l’animation jeunesse : Fabrice Delvaux, fondateur de Kréativa, asbl spécialisée dans l’organisation de séjours scolaires. Ses axes privilégiés : l’éducation relative à l’environnement et le vivre-ensemble (1).
Eau douce et eau salée
Le voyage démarre au pied de l’estacade. Posément, l’animateur prend la « température » du groupe et ravive brièvement quelques notions découvertes précédemment (l’apparition de l’eau sur Terre, les marées…). On est ici au point de rencontre mer-Yser, l’endroit idéal pour parler d’eau salée et d’eau douce. Par une série de questions et de calculs, les enfants découvrent que seulement 1% de l’eau présente sur Terre est de l’eau douce, dont 0,3% est située dans les nappes phréatiques, « la seule à notre disposition naturellement potable ». Message reçu : « On ne doit pas gaspiller l’eau ! ».
Le joyeux équipage se met en route. « Comment s’appelle l’endroit où un fleuve se jette dans la mer ? On donne sa langue au crabe ? » « Ah oui, l’embouchure ! » « Ici, ils vivent ou visualisent des notions abordées en classe, embraient les enseignantes, notamment le cycle de l’eau, les rivières et les fleuves, la poussée d’Archimède, la Première Guerre mondiale… »
Barrage anti-inondation
En attendant, l’embouchure… est en partie bouchée. Un impressionnant barrage anti-inondation est en construction. Cela mérite bien une petite escale, pour en parler. Car on est là face aux effets des changements climatiques : augmentation du niveau de la mer et de l’intensité des tempêtes, donc des crues, donc du risque d'inondations…
Fabrice Delvaux invite d’abord quelques élèves volontaires à expliquer, avec leurs mots, ce qu’ils savent sur ce dérèglement du climat et le rôle des humains. Une manière de co-construire le savoir. Pour les aider à visualiser 5 mètres, niveau de l’eau à marée haute, et 6,5 mètres, niveau présentant un risque d’inondation, il leur propose de se coucher l’un·e à la suite de l’autre jusqu’à atteindre ces longueurs. L’animateur veille aussi à relier les explications au vécu des élèves, et à les mettre en récits. Tout cela dynamise une journée qui va pas mal mobiliser leur capacité d’écoute, leurs méninges et leurs jambes. Mais les classes de mer font aussi appel à leur créativité, leurs mains, leurs cinq sens… (lire ci-dessous)
A la pêche aux infos étonnantes
Tout en marchant, nos moussaillons entonnent un chant de marins. Il fait écho aux cris des mouettes et des goélands. La prochaine étape est, justement, la découverte des oiseaux marins et de leur adaptation à différents milieux – par l’observation de leurs pattes et de leur bec. Mais dans l’immédiat, ce sont d’autres animaux qui provoquent des « waouw » : on aperçoit trois phoques qui s’ébrouent dans le chenal. Et bien parlons-en : « Pourquoi le phoque se couche-t-il sur le côté et non sur le ventre ? » L’animateur va à la pêche aux propositions, avant de livrer la réponse. Entre autres infos étonnantes, les enfants et les enseignantes découvrent encore à quoi sert le point rouge sur le bec du goéland, quels sont les atouts physiques du fou de Bassan, virtuose de la plongée en piqué ; mais aussi en quoi les dérèglements climatiques chamboulent la vie des oiseaux. L’occasion d’élargir le propos. « Au fil du séjour, on voyage dans un environnement : la mer, la côte belge. On découvre ses éléments, petits et grands. Les différents milieux (dunes, mer, vasières...), les végétaux, les mollusques, les oiseaux, les mammifères, les humains… : vous verrez, progressivement que ces éléments ne sont pas séparés. Ils sont reliés les uns aux autres et forment des équilibres, qu’il nous faut préserver. Nos actions ont des impacts sur les autres vivants. Nous devons utiliser de manière raisonnable ce que nous donne la Terre, par exemple pour nous nourrir – on en reparlera avec les poissons », explique Fabrice Delvaux.
Histoires de marins et de marraines
La remontée de l’Yser réserve d’autres surprises : un voilier séculaire amarré dans le port de plaisance, une bouée-phare exposée au public, un chalutier à côté de la criée aux poissons.
« Fermez les yeux et imaginez : vous êtes marin, vous embarquez sur ce bateau… » L’animateur raconte le quotidien des pêcheurs – et de leurs familles. Puis fait un détour par la surpêche, les immenses navires de pêche industrielle et les déséquilibres que cela engendre.
Le chenal s’élargit, laissant place aux écluses de Nieuport. Un lieu-phare de la Première Guerre mondiale : en novembre 1914, elles ont été ouvertes pour inonder la plaine de l’Yser, afin de stopper l’avancée des troupes allemandes. Fabrice Delvaux y ajoute une émouvante histoire : celle d’une marraine de guerre et d’un poilu (2).
L’irrésistible appel de la plage
Retour à bon port à 17h15, des images plein la tête et dix kilomètres dans les pieds. Une demi-heure de battement s’offre aux enfants. Loin d’eux l’idée de rentrer se reposer. L’appel de la plage, inimitable espace de jeu, est plus fort. « Vivement la balade en cuistax, et la boum ! »
Le lendemain, quelques-un·es nous livrent leur ressenti. « Ici, je me sens libre. » « Ce que j’aime, à la mer, c’est qu’il y a de l’aventure. Les dunes, c’est comme des montagnes. J’adore sauter dedans. »
« Les coquillages, c’est trop beau ! » « On découvre plein de choses. Les marées, c’est à cause de la Lune. Les dunes, ce n’est pas que du sable… » « A la mer, j’apprends comment me comporter avec la Terre. »
(1) Infos : www.ngckreativa.be. Voir Adresses utiles, également pour d’autres asbl qui animent des classes de mer.
(2) Les marraines de guerre sont des femmes qui ont établi une correspondance avec les soldats (sur)vivant dans les tranchées (les “poilus”), pour les aider à ne pas sombrer.
Photo : Sophie Lebrun
La tête, le corps et les sens
« En classes de mer, on est tout le temps dehors, indique Fabrice Delvaux. On alterne les approches : sensori-motrice, ludique, scientifique, cognitive, artistique et créative… en insérant des moments de jeu. » Pour ancrer les apprentissages, et toucher aux différents types d’intelligences et de sensibilités. Entre autres activités : les élèves vont « dire bonjour » à la mer avec leurs cinq sens ; ils apprivoisent le phénomène des marées d’abord avec leur corps (par des sauts et mouvements collectifs, ils appréhendent la gravité, l’action de la Lune…), ensuite par des explications ; ils s’initient à la lecture de paysages (ouvert/fermé, rural/urbain/naturel) et à l’identi-fication de coquillages ; ils créent, en équipe, des animaux marins imaginaires dans le sable et racontent leur histoire ; ils participent à un jeu coopératif sur les déchets marins… Des moments sont prévus pour que les enfants puissent consigner ou dessiner librement, au jour le jour, leurs sensations et découvertes. De quoi constituer leur propre carnet d’aventures.
Une mine d’apprentissages
« C’est très riche, à tous niveaux, les classes de mer ! », commentent Laurence Guillaume, Ingrid Robe et Julie Vangoolen, institutrices à l’école communale du Longchamp. « Le littoral offre un sentiment unique de liberté. Sur la plage, dans les dunes, les enfants inventent leurs jeux. Ils découvrent des sensations : toucher le sable, sec et mouillé, sentir le mouvement des vagues, les pieds qui s’enfoncent dans le sable… » « Ils adorent aussi les roulés-boulés dans les dunes, et le coucher de soleil sur la mer », témoigne Sarah D’Angelo, enseignante à l’école Sainte-Marie de Ransart, qui séjourne également à Nieuport avec ses élèves.
D’un point de vue plus scolaire, les milieux marin et côtier offrent « une multitude d’exploitations. On a tout ici : la nature, une variété de milieux, de paysages et de reliefs (rien que dans la réserve du Westhoek), des monuments… On peut faire de nombreux liens avec la géographie, les sciences, l’histoire », indique Laurence Guillaume. « En rentrant, on compare aussi ce qu’on a observé ici avec notre environnement habituel, suggère Sarah D’Angelo. Je sais qu’ils ont retenu des choses parce qu’ils ont vu, touché, entendu, senti et couru dans le sable. »
Mais avant tout, les classes de mer constituent une grande bouffée d’oxygène, insistent nos interlocutrices, « surtout pour les enfants qui vivent en ville », et a fortiori après deux ans de restrictions dues au Covid. Plus que jamais, le séjour scolaire est un moment privilégié d’apprentissage de l’autonomie et de la vie en groupe, d’autant que les enfants, constatent-elles, « sortent moins qu’avant, jouent moins dehors, en groupe, ils ont moins de vie sociale. »